La narration comme voie d’accès à l’inconscient
Par Daniel LysekCe texte est une sorte de prélude à ma collaboration fructueuse avec Daniela Gariglio, collègue de Turin qui écrit avec talent de la poésie et de la fiction depuis de longues années, parallèlement à son travail d’analyste et à ses publications scientifiques. Son œuvre a été couronnée de prix littéraires et d’une citation dans une Encyclopédie de littérature italienne contemporaine. Les échanges entre Daniela et moi, au delà d’une amitié durable, ont conduit à l’écriture en commun de plusieurs textes, dont le principal est Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse. D’autres figurent sur ce site.
Postface à Itinerando, Odissea di una scrittura de Daniela Gariglio
(Collana di narrativa micropsicoanalitica, Torchio Orafo, Torino, 2000).
On compare souvent l’analyse à un voyage d’exploration dont le but est la découverte d’un territoire secret, l’inconscient. Le titre du présent ouvrage nous invite une nouvelle fois à cette comparaison, car Itinerando entraîne le lecteur dans ce cheminement intérieur et l’amène de manière originale à fouler ces terres sauvages. Mon propos sera de dégager quelques caractéristiques de la démarche narrative choisie par l’auteur. Pour ce faire, je pense utile de passer d’abord par quelques rappels de théorique analytique.
Freud et les psychanalystes après lui ont décrit scientifiquement l’inconscient. Schématiquement dit, l’inconscient est une mémoire dont le sujet ignore le contenu et qui influence sa vie à son insu. Il est constitué des traces laissées par des événements vécus avant la sixième année. Plus précisément, il contient des représentations – porteuses d’une certaine charge affective – qui se sont imprimées dans le psychisme à partir de dynamismes sexuels et agressifs ayant marqué notre plus jeune âge. Jusqu’à Freud, les spécialistes croyaient que ces vécus précoces n’étaient pas conservés, mais il en a décelé l’effet dans les rêves et les névroses. Il a ainsi montré qu’ils sont seulement soustraits à conscience, par un mécanisme qu’il a appelé refoulement, et qu’ils sont actifs chez l’adulte.
Les représentations refoulées s’organisent dans l’inconscient en fantasmes, qui se relient entre eux pour former des complexes. Ces éléments sont actifs parce qu’ils font naître de puissants désirs que des pulsions (c’est-à-dire des poussées intérieures) visent à réaliser. Les pulsions projettent les représentations et les fantasmes inconscients dans la réalité pour leur faire prendre corps (pour qu’ils puissent servir d’objets aptes à abaisser la tension inconsciente). Le sujet va donc les vivre dans sa vie quotidienne sans s’en rendre compte. Mais les désirs inconscients sont conflictuels : leur réalisation est défendue, et donc angoissante et culpabilisante. La poussée entravée crée une tension psychique qui s’abaissera en trouvant des satisfactions détournées. La voie idéale est onirique, puisque les rêves servent précisément à réaliser, de manière camouflée, nos désirs inconscients. Cependant, lorsque la charge est trop importante, la réalisation onirique échoue et la tension se déverse dans une névrose et dans les répétitions qu’elle impose. Ces fameuses répétitions ! Ce sont des réactualisations d’expériences passées où s’incarnent des fantasmes inconscients ; elles ont pour moteur l’espoir illusoire de retrouver la satisfaction éprouvée autrefois, mais la désillusion est toujours à la clé, faisant germer la prochaine répétition névrotique.
Ainsi, la psychanalyse a dévoilé l’origine des forces contradictoires qui s’agitent en nous, expliquant du même coup tant de pensées, de sentiments et d’actes incompréhensibles autrement.
La reconnaissance de l’inconscient constitue certainement le plus grand apport des temps modernes à la compréhension de l’être humain, indispensable corollaire à l’accumulation des découvertes biologiques. Il existe toute une gamme d’ouvrages, des plus savants aux plus vulgarisés, qui ont mis les connaissances analytiques à la portée de tous, si bien qu’elles font désormais partie de la culture générale en occident. Mais ce serait un leurre d’imaginer qu’elles s’acquièrent uniquement par l’intellect. Il existe une autre dimension du savoir : la compréhension émotionnelle. Passant par l’affectivité, par des impressions et des sentiments, elle complète la compréhension rationnelle en lui donnant plus d’épaisseur humaine. Malheureusement, elle a été trop souvent exclue de la pensée scientifique et confinée au domaine artistique.
Prisonniers de leur volonté de faire science, les psychanalystes ont largement collaboré à ce mouvement. Et pourtant ! l’analyse se fonde sur la parole et la parole est un véhicule privilégié des émotions et des sentiments. C’est autant vrai pour l’écrit littéraire que pour la parole articulée. D’ailleurs, quelques auteurs ont témoigné d’un vécu analytique au moyen du récit ; certains sont célèbres, par exemple La maladie humaine de F. Camon ou Les mots pour le dire de Marie Cardinal. Ces récits ont l’avantage de nous faire ressentir émotionnellement les effets du psychisme inconscient. Il faut donc regretter que la grande majorité des analystes se cantonnent à l’essai ou au traité pour transmettre leur expérience et leur savoir.
Or c’est là l’originalité du travail que poursuit, depuis plusieurs années, Daniela Gariglio, psychologue psychothérapeute et micropsychanalyste. Elle utilise ses dispositions au récit littéraire et son expressivité poétique pour transmettre ses connaissances analytiques et son expérience professionnelle. Si l’exploration analytique change quelque chose en nous, cela est dû en grande partie à la mobilisation de notre affectivité, au fait que certaines représentations se libèrent de leur charge affective et que ces affects s’accolent progressivement à des représentations différentes. L’atout maître de l’ouvrage est de jouer précisément sur ce registre. Sa structure narrative et son style dégagent une force évocatrice qui, pour autant que le lecteur s’ouvre à cette approche originale, va l’émouvoir (au sens étymologique de mettre en mouvement) et faire résonner dans sa conscience les contenus de l’inconscient. Les nouvelles vont le rendre sensible aux répétitions auxquelles nous condamnent les représentations et les affects refoulés, au potentiel destructeur que contiennent les traumatismes infantiles, aux essais tragiques d’union auxquels pousse l’amour originaire, à la fécondité créatrice que permet la paix avec l’inconscient et avec un vide accepté. En somme, le récit crée un alliage où émotion, ressenti et compréhension forment un tout.
Etant peu qualifié pour parler littérature, j’en resterai à mon domaine et je tenterai de mettre Itinerando en regard avec certains aspects de la micropsychanalyse. J’ai en effet senti, tant dans sa structure narrative que dans ses principaux thèmes, une vision typiquement micropsychanalytique sur l’existence. […]
On trouve dans Itinerando tous les éléments dont je viens de donner un aperçu théorique : la structure de l’inconscient, les vécus utéro-infantiles et les désirs refoulés, les différentes facettes de l’Œdipe et du complexe de castration, les rapports entre l’énergie sous tension et le vide. Mais la forme narrative permet de les exprimer de manière imagée et sensible, en prise directe avec les pensées, les actions et les états d’âme de la vie quotidienne. Itinerando me donne l’impression que Daniela Gariglio a l’art d’utiliser l’écriture pour mettre le lecteur sur la longueur d’onde de l’inconscient et de ce qui le compose. Et elle me semble le faire naturellement, de manière intuitive, en exploitant pleinement sa féminité (j’y reviendrai). Je suis convaincu que non seulement cela touche le lecteur, mais qu’il se fait ainsi une idée de notre fonds inconscient, au moins de manière infraliminaire (comme l’enfant perçoit inconsciemment le sens sous-jacent du discours de ses parents et souvent réagit à ce qu’ils expriment à leur insu). D’ailleurs, si le récit traduisait un essai sciemment organisé d’exprimer l’inconscient, le message ne passerait pas, puisque le langage de l’inconscient n’est ni logique ni raisonné.
Il y a d’abord dans Itinerando un style, une écriture qui organise le temps et l’espace comme l’inconscient se manifeste à travers les rêves, les fantasmes ou les symptômes névrotiques. Par exemple, Daniela Gariglio rompt souvent le fil du récit et en brouille les cartes, comme pour nous faire ressentir les effets du refoulement et de la censure entre inconscient et conscient. Elle insère un grand nombre de citations non pour soutenir le propos, mais en tant que véritables éléments constitutifs du récit ; cet usage particulier de la citation m’a frappé : j’y ai senti un écho de l’identification, ce processus inconscient par lequel se forme le moi ; effectivement le moi, centre de notre personnalité et source de notre sentiment d’identité, s’édifie par des emprunts aux personnages clefs de l’enfance, par l’assimilation de parcelles d’objets pulsionnels et de relations intériorisées pendant notre développement.
Une des qualités de ce livre est de nous mener sans détour, mais aussi sans contrainte, à quelque chose d’essentiel. Les thèmes développés dans les nouvelles mettent effectivement en évidence, de différentes manières, l’incomplétude fondamentale de l’être humain et ses innombrables essais pour sortir du mal-être que cette incomplétude engendre. De quoi s’agit-il ? Tout porte à penser qu’à l’origine de l’humain – comme au départ de chaque individu – se trouve une brèche : une déchirure fondatrice de son psychisme, une perte inacceptable qui pousse au développement et à l’évolution. Le modèle micropsychanalytique en rend compte par la notion d’incompatibilité énergie-vide. La vie est faite de condensations explosives d’énergie. Elle est donc nécessairement en rupture avec la plénitude du vide qui, par son absence de tension, représente l’apaisement, mais aussi la mort redoutée.
Cette coupure intolérable se répercute tout au long du développement du sujet. Pour le bébé, elle résonne lorsqu’il y a séparation d’avec sa mère. Pendant ses premiers mois, il vit sa mère comme un prolongement de lui-même, il pense former un tout avec elle. Quand il réalise qu’elle est un être séparé de lui, il vit la première grande déchirure de son existence. L’enfant revivra cette cassure dramatique, et le manque qu’elle a provoqué en lui, à chacune des pertes successives (réelles ou imaginées) qui vont émailler sa vie : la perte des selles, la perte de la toute-puissance narcissique, la perte de l’amour parental, la perte de la puissance phallique…
Toutes ces ruptures de continuité ravivent et amplifient la coupure originaire et constituent un puissant moteur pour les activités humaines. L’homme va tout essayer pour survivre malgré les multiples facettes de l’incompatibilité énergie-vide. Dans le but de s’en accommoder, il a été poussé à construire des outils et à coloniser la terre, il a créé des civilisations et les religions, il développe maintenant de hautes technologies et il explore l’univers. Mais en premier lieu, il essaie de s’unir, d’aimer et d’être aimé. Essai désespérément imparfait, car être collé est aussi repoussant qu’attirant : fusionné avec l’autre, on perd son identité, on n’est plus rien !
Le drame de l’être humain, mais aussi la source des pulsations vitales de son inconscient, c’est d’être à la fois fixé aux objets de ses premières satisfactions et définitivement séparé d’eux, c’est d’être attaché à ses expériences de satisfaction originaires et coupé d’elles.
Enfin, Daniela Gariglio ponctue la narration de poèmes qui sont comme autant de contenus oniriques, comme ces rêves qui rythment notre vie, en nous touchant d’abord, en nous frappant de leur force évocatrice, bien avant de nous parler ! La comparaison avec le langage onirique pourrait peut-être même être poussée jusqu’à la mise en page choisie par l’auteur ; je viens d’y faire allusion, les rêves nous signifient l’inconscient autant par leur forme que par leur contenu ; de son côté, l’écriture verticale des poèmes nous emmène toujours de haut en bas et concentre le texte sur une seule partie de la page ; je serais tenté d’y voir un moyen de signifier au lecteur, mine de rien, l’analyse des profondeurs et de le rendre sensible à la relation énergie-vide, au fait que tout sujet (c’est-à-dire nous tous) est en rapport avec du vide. Dans le texte qui ouvre le livre, Il compleanno, Daniela Gariglio nous rappelle cette réalité essentielle : « … désirs irréalisables à cause d’irréductibles zones traumatiques[1] […] et par “fidélité” à ces expériences qui se sont congelées …». Et la première nouvelle, Delusione di una scoperta, l’illustre d’emblée. J’interpréterais « lo scritto giovanile » comme une métaphore de la relation primaire enfant-mère. Le premier amour de l’être humain est toujours celui qu’il a éprouvé, au tout début de sa vie, pour sa mère (ou celle qui en fait office), et ce sera le seul amour total qu’il lui sera donné de connaître. Car, dès la première cassure, par les effets de l’agressivité, l’amour trouvera toujours des obstacles sur son chemin ; l’individu reste fixé au paradis perdu, mais sa restauration butera immanquablement sur une incompatibilité ! Comme la plupart des autres, cette nouvelle se développe de manière similaire aux chaînes associatives qui se constituent au fil des longues séances. De thème en thème, elle forme une sorte de boucle associative. Dans le commentaire de la nonagénaire, l’auteur nous plonge en effet dans cette première période de la vie et donc dans certains contenus de l’inconscient : le narcissisme, la constitution de l’Image, la perte, le manque, les racines de la solitude ou du donjuanisme…
Tout l’ouvrage, ensuite, nous entraîne dans un tourbillon fœtal-infantile-adulte de liens et ruptures, d’unions plus ou moins réussies, de déchirements avec leurs désillusions et leurs rancœurs, mais aussi d’équilibre profond, d’épanouissement tranquille, de douce harmonie et de liens apaisants avec des éléments universels.
A ce propos, j’aimerais communiquer une ultime réflexion à laquelle me porte le travail de Daniela Gariglio en général (j’y inclus Dopo). Ses écrits traduisent plus qu’une sensibilité féminine. Ils nous introduisent à une conception spécifiquement micropsychanalytique de la psychologie féminine. Que l’on relise par exemple Due giorni dopo ou Atto unico. Il me semble qu’on y trouvera non seulement une empathie de l’auteur envers la féminité, mais aussi un regard sur la psychologie de la femme qui diffère passablement des conceptions psychanalytiques classiques.
On connaît la controverse soulevée par la position inébranlable de Freud et de la plupart des freudiens quant à la sexualité féminine. Schématiquement, elle est la suivante. Il n’existe au plan inconscient qu’un sexe, le sexe mâle. Entre trois et cinq ans, l’enfant (fille ou garçon) organise sa psychosexualité autour de la problématique du phallus. L’organe viril est vécu comme un facteur de puissance, voire de toute-puissance : imaginairement, c’est lui qui permet de réaliser le désir œdipien d’union incestueuse et le désir narcissique de s’immortaliser par la procréation. Ainsi, l’absence de pénis est vécue comme une atteinte à l’intégrité corporelle, voire comme un grave handicap. Pour les freudiens, la psychologie féminine se construit autour de ce manque : la femme développe une envie du pénis et doit recourir à des substituts phalliques pour se réaliser.
La micropsychanalyse ne remet pas totalement en question cette conception, qui trouve de nombreuses vérifications dans la clinique, mais elle invite à la relativiser. On a vu que l’expérience micropsychanalytique place l’absence et le manque dans une autre dimension : l’humain se construit à partir du vide et par lui. Toute mise à nu du vide fait résonner l’incompatibilité énergie-vide et provoque une réaction d’échappement. Cette réaction peut être positive, par exemple quand elle utilise la brèche ouverte pour créer ou restructurer quelque chose. Elle peut être négative, par exemple quand elle cherche à conjurer l’angoisse du vide en semant la violence et la désolation. En concevant que le rapport au vide est bien la source ultime des dynamismes psychiques, on pourrait redéfinir la féminité non plus en fonction du pénis manquant, mais par ce qu’apporte cette absence. Pour ce faire, il faudrait aller chercher au delà de l’Œdipe de la fillette, de son envie du pénis et des symptômes névrotiques qu’occasionnent ses protestations viriles. On découvrirait alors que son habitude de l’absence donne certainement à la femme quelques avantages sur l’homme. Dans L’homme en micropsychanalyse[2], Fanti l’indique déjà : « la femme est naturellement en intimité psychobiologique avec le vide … ».
Je ne peux résister au plaisir de prolonger cette assertion en mentionnant aussi le psychiatre que cite Fanti dans le même contexte : « accrochée au roseau de son vide sécurisant parce que inchangeable… la femme nargue l’homme enchaîné au rocher de son pénis… contrefort de toutes les illusions … ».[3]
En somme, pour l’inconscient, le phallus représente un plein illusoirement rassurant. Si les organes génitaux de la femme font résonner un vide angoissant et non le pouvoir créateur du vide, c’est bien là un effet du refoulement, et cela évoque les mécanismes de formation d’une névrose : un mode de fonctionnement élaboré à la hâte, en réaction à une angoisse débordante, qui permet de survivre mais à un prix exorbitant. Tout cela sur l’héritage de siècles de patriarcat ! Si l’on se laisse aller à rêver, comme Daniela Gariglio nous y invite, on peut imaginer un monde où le phallocentrisme inconscient se serait relativisé. Dans une culture qui offrirait ainsi à la féminité de nouvelles possibilités d’expression, l’humanité saurait probablement mieux aller à l’essentiel et gérer de manière moins conflictuelle les dynamismes mortifères et salvateurs. Si l’homme parvenait à économiser l’énergie qu’il gaspille à maintenir les apparences et à assurer ses prérogatives, il pourrait renforcer sa disposition à souder des groupes. Puisque cette disposition (Freud l’a aussi montré) est une de ses compétences spécifiques, elle pourrait aider à trouver les solutions qui permettront à plus de dix milliard d’être humains de coexister.
Quoi qu’il en soit, le genre narratif choisi par Daniela Gariglio permet au lecteur d’être touché en même temps par un morceau de rêve et par une réalité profonde. Et c’est peut-être effectivement cela faire œuvre à la fois de micropsychanalyste et de femme : donner au ressenti et à l’émotionnel sa juste place dans le savoir, le poser en complément indispensable à la compréhension intellectuelle. Car, mieux que cette dernière, ils donnent au lecteur une chance de trouver sa propre représentation de l’archaïque en lui, d’en éprouver la vibration affective et d’assembler des éléments de compréhension personnelle. Un peu comme il pourrait le faire – car rien ne remplace l’expérience du divan, ni même ne l’approche – en entreprenant cette aventure extraordinaire que constitue une analyse.
[1] C’est moi qui traduis ; voici le texte original : « desideri irrealizzabili per l’irreducibilità di zone traumatiche […] per “fedeltà” a quelle esperienze che si sono congelate … ».
[2] S. Fanti, L’homme en micropsychanalyse. Continuer Freud, Denoël, 1981, p. 240.
[3] Ibidem, p. 241.
© D. Lysek pour cette version française.