Ecrire un livre à quatre mains et en deux langues

Difficulté et richesse d’un projet audacieux

En 2011, la revue Éducation et sociétés plurilingues, Educazione e Società plurilingui, d’Aoste, nous a demandé, à Daniela Gariglio et à moi-même, un article racontant notre expérience d’avoir écrit conjointement un livre en italien et en français. Nous avons choisi de le faire chacun à notre manière, sous forme de deux articles : Scrivere a quattro mani e in due lingue : folie à deux o eccellenza sinergica ? de Daniela Gariglio et mon texte ci-dessous. Ils ont paru dans le N° 31, déc. 2011, de la revue Éducation et sociétés plurilingues, Educazione e Società plurilingui.

Ecrire un livre à quatre mains et en deux langues :

Difficulté et richesse d’un projet audacieux

Daniel Lysek1

Appoggiandosi su una metafora marittima, quest’articolo accenna a certi « venti contrari » che gli Autori hanno dovuto affrontare per scrivere un libro simultaneamente in due lingue, il francese e l’italiano. Le difficoltà maggiori provenivano dai contenuti inconsci soggiacenti al linguaggio, che possono dare alle parole una connotazione diversa in una lingua o nell’altra.

This paper uses a maritime metaphor to report some « opposite winds » that the Authors had to face when writing a book in two languages simultaneously. The main difficulties originated from unconscious contents underlying the language, which attribute different connotations to words in French or in Italian.

On pensait partir pour une banale croisière de plaisance, ce fut une traversée mouvementée et aventureuse ! L’écriture de Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse s’annonçait pourtant bien. Explorer la création à partir des éléments fournis par notre travail analytique constituait une invitation au voyage qui avait tout pour nous séduire. D’autant plus que nous disposions d’une solide embarcation : une longue pratique de la micropsychanalyse (Fanti, 1981) qui permet de bien s’orienter en mer psychique. En navigateurs avisés, nous avions embarqué l’instrumentation pour faire le point au large, c’est-à-dire les différentes théories psychanalytiques – classiques et contemporaines – expliquant la création. Sortes de cartes maritimes, ces théories devaient être mises à l’épreuve de nos observations pour guider notre route. Or, elles se sont souvent montrées lacunaires.

Par exemple, à part quelques auteurs peu orthodoxes comme Winnicott (1953) pour qui on crée comme on respire, les freudiens assimilent la création soit à un symptôme névrotique, soit à la sublimation d’une pulsion sexuelle ou agressive refoulée (Freud, 1905, 1910, 1915). Notre expérience professionnelle nous indiquait cependant qu’il existe une créativité plus fondamentale, indépendante des pulsions sexuelles et agressives. Ainsi, nous avons dû naviguer à vue, sans autres repères que les données issues de notre pratique. Nous avions déjà établi que des facultés créatives se dévoilent au cours d’une analyse et nous avions présenté ces données à un congrès où notre communication avait été bien accueillie, puisqu’une revue respectée l’avait publiée (Gariglio & Lysek, 2003).

Forts de ces prémisses encourageantes, nous nous embarquons donc dans la rédaction à quatre mains et en deux langues d’un livre sur la créativité. Mais nous étions en fait comme des marins d’eau douce ignorant pratiquement tout des grains qui guettent les navigateurs imprudents qui se hasardent en haute mer.

La métaphore est peut-être excessive car, en l’occurrence, nous n’avons pas risqué notre vie dans l’aventure. Cependant, nous avons eu affaire à des gros temps imprévus où notre entreprise a failli sombrer, même si dans certains cas, le fait de travailler en deux langues à la fois nous a aidés à sortir de la zone agitée.

N’étant pas spécialiste du bilinguisme ni de linguistique, je n’ai pas les outils pour décrire en termes spécialisés les avantages et les inconvénients d’une écriture à quatre mains et en deux langues. Je vais donc présenter les choses comme je les ai ressenties.

Au départ, nous tenions absolument à ce que le contenu du livre soit égal en français et en italien. Plus précisément, nous voulions que les deux versions soient parfaitement équivalentes, tant au plan du sens qu’au point de vue de la forme. N’importe quel marin averti nous aurait mis en garde contre une telle aventure. Et effectivement, on s’est trouvé là face à un vent contraire qui a cloué notre embarcation sur place. Le résultat était catastrophique chaque fois qu’on cherchait, chacun dans notre langue, à être identique au texte de l’autre : le style était horrible ou l’écrit trahissait la pensée de l’un de nous.

Ces phénomènes ont certainement plusieurs causes que je ne peux pas analyser ici. J’aimerais juste mentionner ce qui est de mon domaine. Au delà des structures cognitives et affectives qui conditionnent l’usage de la langue, les mouvements de l’inconscient ont une influence importante sur le discours.

En nous engageant dans cette écriture, nous étions d’accord sur l’essentiel. Certes, des désaccords superficiels se sont présentés ; mais ils n’ont jamais été difficiles à surmonter tant qu’ils appartenaient au domaine de la conscience. Mais pour écrire un livre psychanalytique sur la créativité, à deux et en deux langues, il faut parfaitement se comprendre en profondeur. Il faut qu’une sorte de communion inconsciente conditionne l’expression verbale. Et ça, c’est une gageure de l’obtenir !

Notre inconscient est avant tout individuel : il est la mémoire subjective d’une histoire personnelle unique, le sédiment d’événements familiaux particuliers, le dépositaire singulier du fonds socioculturel et religieux dans lequel le sujet s’est construit. Or, ces traces donnent une connotation particulière aux mots et aux phrases. Souvent, l’autre ne la partage pas et on peine à l’expliquer car nous n’en avons pas une conscience immédiate. Bien plus, chaque langue a ses codes propres pour traduire l’inconscient. Cette manière spécifique d’exprimer l’inconscient revêt une importance spéciale dans l’écriture d’un ouvrage psychanalytique en deux langues, où chacun des textes est censé dire la même chose, dévoiler de manière identique des phénomènes cachés dans l’inconscient. C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit d’expliquer la création : les mécanismes psychiques qui produisent les mots sont en partie les mêmes que ceux du processus créateur. Ainsi, nous avons souvent dû affronter des incompréhensions ou des mésententes liées à l’infiltration du langage par des éléments inconscients, véritables mines sous-marines ayant failli nous couler.

Longtemps, j’ai cru que ces obstacles tenaient à nos formations différentes – psychologique pour Daniela Gariglio, médicale pour moi – ou à nos personnalités respectives : Daniela est plus intuitive que moi, ce qui lui permet de mieux percevoir certains aspects de la créativité ; pour ma part, j’ai une pensée plus logico-déductive, qui conduit tout de suite à des élaborations théoriques, mais moins prêtes à intégrer ce qui sort du rang. Cependant, même si ces différences ont parfois ralenti notre progression, elles produisaient des divergences faciles à clarifier. Une fois surmontées par la parole, elles agissaient plutôt en ferments d’une complémentarité fructueuse.

Au contraire, l’ennemi redoutable, nous l’avons rencontré quand le langage devait exprimer les processus inconscients sous-jacents à la création.

Dans la mesure où l’expression verbale est modulée par des éléments cachés venant de notre fonds socioculturel et des traces de notre histoire, on n’est jamais sûr de dire la même chose en passant d’une langue à l’autre. Les modalités d’expression italienne de Daniela me paraissaient parfois incompatibles avec celles du français qui est, qu’on le veuille ou non, empreint de cartésianisme. Dans la pensée scientifique francophone, la compréhension devrait être immédiate ; j’avais donc tendance à vouloir classifier, hiérarchiser, compartimenter, subdiviser… Cela convient bien pour un lecteur francophone, mais pour un italianophone, les phénomènes subtils ne se laissent pas encadrer de cette manière.

La langue de Daniela est faite de longues phrases enveloppantes, elle procède par volutes successives qui donnent au lecteur des clefs d’une compréhension progressive. Son style imagé lui fait économiser les périphrases explicatives que je me sens obligé d’utiliser en français pour dire la même chose. Grâce à ces images, et à la musique de ses phrases, elle cerne son objet en utilisant un canal affectif autant que cognitif. Mais cela constitue un écueil pour la version française : si je procédais de la même manière, j’avais l’impression gênante d’être dans une sorte de flou artistique.

Ma langue me porte au contraire à présenter au lecteur des notions bien ordonnées, immédiatement compréhensibles, mais que l’italianophone risquerait de percevoir comme de stériles ratiocinations si on les lui offrait en traduction littérale. (car l’italien le lui permet) pour mieux faire sentir les choses. En somme, l’italien, tel que l’écriture de Daniela l’incarne, me semble plus favoriser une appréhension ouverte et inventive qu’une logique rigoureuse. Mon français me paraît plus apte à la démonstration et à la clarification, au détriment d’une certaine liberté.

Nous avons mis du temps à percevoir que ces différences constituaient des pièges redoutables. Le problème, c’est qu’ils restaient indécelables tant que nous avancions en superficie. A ce niveau-là, une certaine communion de pensée et nos connaissances respectives de la langue de l’autre nous permettaient de nous comprendre à demi-mot et de trouver facilement dans notre langue les termes exprimant cette unité de pensée.

Cependant, le danger menaçait lorsque nous abordions des sujets délicats et qu’on tentait d’aller au fond de l’analyse du processus créateur, à la recherche de ses sources.

En voici une illustration. Daniela utilisait souvent l’expression « il percorso dell’atto creatore » (le parcours de l’acte créateur). Pour moi, un acte est l’aboutissement d’un processus, la matérialisation finale d’une élaboration inconsciente, et c’est cela que le texte devait prioritairement indiquer. Mais Daniela avait autre chose en tête… In petto, elle imaginait déjà un devenir que nous ignorions alors, un ailleurs où je la suivais pas. Finalement, pour nous mettre d’accord sur un texte commun, nous avons écrit « cheminement vers l’acte créateur » (percorso verso l’atto creatore), ce qui est probablement moins heureux dans la version italienne.

Il y a ainsi eu beaucoup de malentendus. Souvent, les concepts utilisés étaient pareils dans les deux langues, mais ils y prenaient un autre sens, si bien que le texte d’une langue était alors en contradiction avec celui de l’autre. Pour certains passages, nous avons dû renoncer à une équivalence absolue et laisser chacun s’exprimer à sa manière.

Lorsqu’on est arrivé au 4ème chapitre, nous avons failli couler. Ce chapitre constitue l’ossature théorique de tout l’ouvrage et nous devions théoriser les mécanismes intimes du psychisme créateur. Les mots risquaient à tout moment de nous trahir. Et ça n’a pas manqué d’arriver ! Prenons comme illustration, la notion de pulsion. Elle est déterminante pour notre propos puisque nous pensons avoir individualisé une pulsion à créer spécifique (c’est-à-dire qu’elle ne correspond pas à la sublimation d’une pulsion sexuelle ou agressive), qui nous semble être le moteur ultime de toute création.

Or, le terme de pulsion est polysémique et nous nous sommes aperçu qu’il ne prenait pas toujours le même sens dans une langue et dans l’autre. Dans tel contexte, il me semblait que le lecteur italianophone entendrait le mot pulsion dans l’acception que Freud lui a donné dans sa dernière théorie (1920), qui considère les pulsions comme des « êtres mythiques, grandioses dans leur indétermination » (Freud, 1932). Parallèlement, il m’apparaissait que le texte français serait plutôt compris selon sa première théorie (Freud, 1915) où le mot pulsion correspond à quelque chose de plus défini. Il est évident que les deux sens ont leur légitimité : à l’instar des aspects ondulatoire et corpusculaire de la lumière, ces deux conceptions sont valables, mais que faire de notre résolution initiale de faire un livre rigoureusement équivalent dans les deux langues ?

Il s’en est suivi un découragement, une envie de tout arrêter. Nous tentions de transmettre nos idées à l’autre, mais nous enfermions chacun dans notre propre pensée, prisonniers des modalités d’expression spécifiques à notre langue. Par crainte de perdre nos repères, nous nous barricadions derrière notre identité linguistique. Inutile de dire que ce raidissement bloquait le travail. Non seulement le bien-être  avait disparu de notre activité créative, mais nous faisions du surplace. Etait-il dès lors possible de continuer à travailler ensemble ? Ne valait-il pas mieux se répartir les chapitres, bien que cela ne corresponde pas à notre projet initial ?

Nous nous en sommes sortis grâce à notre expérience analytique. Comme on le fait en longues séances de micropsychanalyse (Lysek, 2007), nous avons parlé des heures, parfois sans but précis, en nous laissant aller au dire, permettant ainsi à une pensée inconsciente partagée de se manifester. En effet, l’aspect individuel de l’inconscient n’empêche pas que deux personnes en aient des facettes semblables. L’expression de telles facettes a produit chez nous une communauté de langage, qui nous a permis de contourner les écueils sur lesquels les vents contraires nous précipitaient. Nous avons « perdu » beaucoup de temps à cet exercice, mais cela nous a permis de tenir. Et quel enrichissement !

Notre livre est finalement un produit hybride. Tant en italien qu’en français, Créativité bien-être n’est pas exactement écrit dans la langue et le style que chacun de nous aurait utilisés s’il l’avait rédigé seul. Il est la résultante d’un langage commun original, qui s’est construit au fil de nos interactions.  Mais il n’est pas non plus une traduction de la langue de l’autre. En fait, les deux versions sont différentes tout en étant similaires. Elles ont à première vue le même contenu, mais elles dégagent chacune leur propre atmosphère, liée au style de l’auteur de chaque version, et les deux versions nuancent le propos à leur manière.

De ce point de vue, ce livre est le fruit d’une créativité particulière. Au delà des thèses qu’il défend, l’invention dont il est issu mérite qu’on s’y intéresse, car elle confirme, si besoin est, les atouts du bilinguisme. Quoi qu’il en soit, cette invention nous a récompensés de la patience infinie qu’il a fallu pour surmonter les obstacles langagiers qui se sont dressé devant notre embarcation. Je suis même convaincu que l’expression en deux langues a contribué à nous permettre de travailler aussi dans une atmosphère sereine. Il fallait certainement avoir vécu cette sorte de calme après la tempête pour éprouver pleinement le bien-être. Nous devions bien sûr avoir fait l’expérience de cet état pendant l’écriture pour vérifier son importance dans la création.

Bibliographie

FANTI S., L’homme en micropsychanalyse, Paris, Denoël, 1981.

FREUD S., Trois essais sur la théorie sexuelle (1905) in Œuvres complètes, vol. VI, Paris, PUF, 2006, pp. 140-141.

FREUD S., Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910) in Œuvres complètes, vol. X, Paris, PUF, 1993, pp. 79-164.

FREUD S., Pulsions et destin de pulsions (1915) in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 1988, pp. 161-185.

FREUD S., Au delà du principe de plaisir (1920) in Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996, pp. 273-338.

FREUD S., Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse (1932) in Œuvres complètes, vol. XIX, Paris, PUF, 1995, p. 178.

GARIGLIO D. & LYSEK D., De l’obscurité à la clarté : évolution thérapeutique d’une formation de symptôme à la créativité, Revue Française de Psychiatrie et de Psychologie Médicale, Tome VII, N° 67, Juin 2003

GARIGLIO D. & LYSEK D., Creatività benessere. Movimenti creativi in analisi, Roma, Armando, 2007, p. 29.

KLEIN M., Les situations d’angoisse infantile et leur reflet dans une œuvre d’art et dans l’élan créateur (1929), in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1966, pp. 254-262.

LYSEK D. & GARIGLIO D., Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse, Lausanne, L’Age d’Homme, 2008, p. 29.

LYSEK D., Les longues séances, in Codoni P. (sous la dir. de), Micropsychanalyse, Paris, L’Esprit du temps, 2007, pp 37-83.

WINNICOTT D. W. (1953), “Transitional Objects and Transitionnal Phenomena”, in Collected Papers, London, Tavistock, 1958.

 

1 L’auteur est médecin et psychanalyste. Membre didacticien de la Société Internationale de Micropsychanalyse, il a participé à l’élaboration de la théorie micropsychanalytique et dirige l’Institut Suisse de Micropsychanalyse. Il exerce la micropsychanalyse à Peseux (Neuchâtel/Suisse), où il poursuit également des recherches en psychosomatique.

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