Devenir créatif

comme acceptation de l’écoulement du temps

Ce texte a près de 20 ans, il date d’avant la publication de Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse. C’est pourquoi ce livre ne figure pas dans la bibliographie. Même si l’explication du processus créateur n’est ici pas aussi complète que dans l’ouvrage qui lui est consacré, le présent texte me semble présenter encore quelque intérêt.

Devenir créatif, comme acceptation de l’écoulement du temps

par D. LYSEK, médecin, psychanalyste,

Institut suisse de Micropsychanalyse 

Communication présentée aux Journées de Printemps de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art Thérapie :

L’EXPRESSION AU FIL DU TEMPS

20-21 juin 2003, Besançon

Publiée dans la Revue Française de Psychiatrie et de Psychologie Médicale, Tome IX, N°83, Février 2005. 

Résumé

La créativité exprime l’inconscient du sujet, comme les rêves ou les symptômes névrotiques. Mais, contrairement à ces formations qui restent assujetties à l’atemporalité de l’inconscient, le processus créateur se soumet à un ordre temporel au niveau préconscient.

L’évolution intérieure qui se produit lors d’un travail analytique correspond aussi à une inscription dans la temporalité. Elle implique de dépasser ses fantasmes narcissiques d’immortalité et d’accepter endopsychiquement sa propre finitude. C’est une véritable perte, un deuil de la névrose qui doit être élaboré par un travail de deuil. Or, il existe un parallélisme entre créativité et travail de deuil, fondé précisément sur le fait que tous deux se soumettent à un ordre temporel. Sur la base de cette similitude, le sujet tend à mieux faire le deuil de sa névrose s’il investit une activité créative.

Mots clefs : créativité, atemporalité, temporalité, finitude, deuil de la névrose.

Becoming Creative as an Acceptation of Time Passing

Summary

Creativity expresses the subject’s unconscious mind, as dreams or neurotic symptoms do. But in opposition with the latter, which remain submitted to unconscious atemporality, the creative process is linked to the temporal order of the preconscious mind.

The evolution of the personality during analytic work is also a way to catch up with temporality. It supposes to pass the narcissistic fantasies of immortality and to accept one’s own mortality. This is a real loss, the mourning of the neurosis, which has to be settled through a mourning work. Creativity and mourning work having the same link with temporality, the subject who turns to a creative activity will be helped in his mourning work.

Key words : creativity, atemporality, temporality, mortality, neurosis mourning.

La créativité présente des points communs avec le rêve ou la formation de symptôme névrotique, mais elle s’en distingue dans ses rapports à la temporalité. Comme eux, elle est alimentée par une dynamique inconsciente et elle exprime des contenus refoulés. Cependant, contrairement  au rêve et au symptôme, qui se jouent du temps, l’acte créateur doit s’être inscrit dans un ordre temporel pour advenir. En cela, le processus créateur présente une similitude inattendue avec une autre dynamique psychique : le travail de deuil. Effectivement, pour créer comme pour métaboliser une perte, il doit y avoir une élaboration psychique conduisant à prendre acte des aspects temporels de la réalité. Cette similitude mérite qu’on s’y intéresse, car elle débouche sur la question de la finitude, problématique que l’on retrouve à la base de nombreux conflits psychiques. Pour beaucoup de personnes psychiquement fragiles, l’évidence que nous sommes mortels est si angoissante qu’elles n’ont d’autre issue que de la nier inconsciemment, en  utilisant des mécanismes névrotiques.

La névrose permet à une partie du moi de faire comme si l’écoulement du temps n’existait pas. Si ce fonctionnement défensif archaïque permet de lutter contre l’angoisse, il emprisonne le sujet dans une cuirasse de fantasmes tendant à le conforter dans sa négation inconsciente de l’écoulement du temps. Mais le temps fait partie de la réalité et il faut bien se soumettre à un ordre temporel, à moins de sombrer dans le délire. Au contact de la réalité, l’écoulement linéaire du temps cède donc la place à la résurgence régulière de l’identique : le sujet se trouve entraîné dans une temporalité circulaire. En d’autres termes, la fantasmatique qui le protège de la flèche du temps condamne le sujet à des répétitions névrotiques.

 

Considérée sous cet angle, la créativité doit être opposée à la formation de symptôme, car elle implique des mécanismes psychiques plus élaborés que ceux qui constituent une névrose. En particulier – et c’est la thèse qui sera développée ici – être créatif oblige à dépasser des mécanismes archaïques non soumis à la temporalité au profit d’une dynamique psychique inscrite dans un ordre temporel linéaire.

La pratique nous en fournit des indices. Lorsque la personnalité évolue au cours d’un travail analytique, le rapport au temps se modifie. Entre autres, son moi se soumet mieux à la temporalité. Cela expliquerait pourquoi une analyse ou une psychothérapie analytique provoque souvent un développement significatif de la créativité. Avec une collègue de Turin, Daniela Gariglio, nous nous intéressons depuis plusieurs années à ce phénomène. Nous avons constaté que le passage à une vie plus créative a généralement lieu lorsque le travail analytique lève un refoulement pesant sur des vécus infantiles et sur des désirs inconscients très chargés. Dès lors, l’organisation défensive s’assouplit et des symptômes disparaissent. Non seulement le sujet s’extrait de comportements répétitifs et se tourne vers des activités créatives, mais cette créativité transparaît dans son monde onirique et devient parfois un nouvel axe de vie. L’expression créatrice remplace ainsi des symptômes devenus inutiles. En 2001, nous avons communiqué ces éléments aux Journées de printemps de la S.F.P.E., à partir d’un exemple tiré de notre pratique micropsychanalytique (Gariglio & Lysek, 2003).

Voici un autre exemple. Il s’agit d’une femme venue en analyse à 40 ans à la suite de plusieurs épisodes dépressifs et parce qu’elle souffre de douleurs chroniques sans causes physiques. Lara – nommons-la ainsi – se  décrit comme une personne soumise, qui n’ose pas s’affirmer face à un milieu familial pesant. Une des caractéristiques de sa vie, c’est en effet qu’elle avait de bonnes capacités intellectuelles et créatrices qui n’ont jamais pu se manifester. Rapidement, Lara relie ses douleurs physiques à une  souffrance existentielle. Pendant une longue série de séances, elle revit son enfance, elle retrouve en elle le regard réprobateur de son père, les attitudes incertaines de sa mère, les provocations durement punies de son frère aîné. Elle découvre l’incidence de ces images internes sur sa vie et elle parvient peu à peu à s’en détacher.

En fait, le travail s’est centré sur différentes manifestations de son complexe d’Œdipe. Lara se rend compte que ses potentialités sont à ce point étouffées parce que la dynamique familiale fait résonner en elle une profonde angoisse œdipienne  : elle n’a pas osé faire mieux que sa mère par peur de représailles. Sa vie étriquée et son attitude effacée sont une castration symbolique que son psychisme lui inflige pour conjurer une plus grande crainte : être punie de mort à cause de ses désirs agressifs. La suite du travail analytique va montrer que la problématique œdipienne est sous-tendue par une angoisse archaïque dont Lara suit les traces jusque dans son ascendance.

Effectivement, elle y découvre 2 types de femmes :

– Certaines lui ressemblent ; elles ont une vie terne et effacée ; elles sont de santé fragile, atteintes de multiples maux gênants mais pas mortels ; ces femmes vivent très âgées.

– D’autres ont une vie étincelante ; elles ont réussi, elles ont eu un destin hors du commun pour leur temps, certaines ont fait une carrière artistique remarquable ; or, la plupart de ces femmes brillantes sont mortes avant 55 ans !

En renouant les fils de son histoire, Lara saisit qu’elle s’est identifiée à la composante terne, poussée par une conviction inconsciente : une femme qui réussit et s’épanouit a exprimé son agressivité, elle a détruit ses objets pulsionnels et sera punie de mort. L’analyse de ces fantasmes calme l’angoisse de Lara et elle commence à se passionner pour les femmes douées qui parsèment son ascendance. Peu après, on remarque que ses identifications se sont renversées ; Lara a changé de camp, en quelque sorte : elle reprend les études qu’elle avait abandonnées près de 20 ans auparavant et elle se lance dans une activité artistique.

Si l’on considère que l’expression de la créativité résulte directement du travail analytique, on peut en conclure que le sujet disposait auparavant d’une créativité latente, interdite d’expression pour des raisons défensives. D’où l’hypothèse émise dans le travail précité (Gariglio & Lysek, 2003) : l’absence d’activité créatrice chez une personne résulterait d’un refoulement et d’un blocage défensif, car la créativité serait une disposition fondamentale et universelle de l’être humain. Il va sans dire que nous entendons l’activité créatrice au sens large, sans nous en tenir à la créativité dont jaillissent les chefs d’œuvres de l’art ou de la  littérature. Ainsi compris, le processus créateur sort du cadre de la sublimation ; il peut s’exprimer dans tous les registres et donner lieu aux productions humaines les plus diverses.

Voilà pourquoi nous nous servons d’une définition d’allure cognitivo-comportementaliste : la créativité consiste dans la capacité à réaliser quelque chose de nouveau et d’original par rapport à soi-même, à l’environnement immédiat et à la société en général. Une telle définition nous paraît appropriée car, ne comportant aucune référence à l’esthétique, elle s’applique à tout un chacun, indépendamment d’un éventuel don artistique ou littéraire ; d’autre part, elle a l’avantage de donner à la créativité, par la notion de réalisation, une spécificité par rapport à la production de rêves ou de fantasmes et par rapport à l’activité imaginaire en général ; le processus créateur s’en distingue précisément parce qu’il se traduit en manifestations tangibles dans la réalité extérieure,  parce qu’il débouche sur des productions concrètes.

Au point de vue analytique, une définition phénoménologique n’a de valeur que si elle ouvre la voie à une appréhension des mouvements psychiques sous-jacents (c’est d’ailleurs là qu’on va retrouver les liens entre créativité et temporalité). On sait depuis Freud que toute création procède d’une dynamique inconsciente et exprime, de manière plus ou moins camouflée, des contenus inconscients. La psychanalyse dévoile en effet que la poussée à créer a une origine profonde : le processus créateur est conditionné par une tension inconsciente qui cherche une voie de décharge, par des désirs (essentiellement refoulés) que le sujet tend à satisfaire dans l’incognito d’une création. Pour qui sait la décoder, la création dévoile des bribes de l’histoire du sujet, telle qu’elle s’est inscrite dans le psychisme.

La psychanalyse est donc un outil formidable pour dévoiler le sens caché d’une œuvre. Elle permet de montrer par quels chemins tortueux l’inconscient sexuel et agressif s’exprime dans les productions humaines les plus diverses, y compris là où on l’attend le moins.

Dans ses rapports à l’inconscient, le processus créateur est comparable à la production onirique et à la formation de symptôme névrotique. Fondamentalement, la créativité utilise les mêmes mécanismes que le rêve. Rappelons les principaux. Comme le travail du rêve, le processus créateur puise dans le fonds de représentations, de fantasmes et de vécus mémorisés dans l’inconscient ; il déforme les matériaux qu’il a ainsi collectés et les rend méconnaissables afin qu’ils passent la censure ; il en fait des synthèses et des combinaisons originales, il les met en scène et en images de manière inédite. En somme, la créativité et le rêve forment des assemblages innovateurs et ouvrent de nouvelles voies de décharge pour la tension inconsciente.

Cette voie commune à la créativité et au rêve obéit aux lois de l’inconscient. Or, l’inconscient – système psychique fonctionnant sur un mode archaïque que Freud a appelé processus primaire – ne reconnaît pas l’écoulement du temps : « Les processus du système Ics sont atemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés temporellement, ne se voient pas modifiés par le temps qui s’écoule, n’ont absolument aucune relation au temps » (Freud, 1915). Lorsqu’un contenu est fixé dans l’inconscient, il se place désormais hors du temps. Les vécus et les désirs passés y sont inscrits au présent et ils s’expriment comme s’ils étaient actuels. Ainsi, les composantes du moi qui restent sous l’influence du processus primaire échappent à la temporalité.

Le fonctionnement « hors temps » d’une partie du moi est évidemment névrotique, mais il procure des bénéfices. Il permet en particulier de nier la finitude de l’être, le fait qu’on vieillit et qu’on va disparaître. Le sujet en profite pour satisfaire des besoins narcissiques : fantasmatiquement, il se vit comme plus fort que le temps ; il s’imagine capable d’arrêter l’écoulement du temps ou d’en faire ce qu’il veut ; il croit ses désirs d’immortalité réalisables. Si l’on se souvient de l’exemple de Lara, on y retrouvera de tels fantasmes inconscients : sa vie terne était une manière de se mettre à l’abri de la flèche du temps. En un mot, vivre une part de son existence selon l’atemporalité de l’inconscient aide à conjurer l’angoisse de mort. Toutefois, il y a un prix à payer, sous forme de symptômes dans lesquels le sujet se trouve condamné à un automatisme de répétition. En effet, le symptôme reproduit indéfiniment le passé auquel le sujet est fixé.

S’il a permis à un moment donné d’abaisser l’angoisse, le symptôme fige cet instant, puis il entraîne le sujet dans des anachronismes. Par exemple, la peur et les manœuvres d’évitement du phobique n’ont aucun sens par rapport à la situation actuelle, elles ne s’expliquent que par des représentations d’un temps révolu, qui restent subjectivement présentes par effet de l’inconscient. La formation du symptôme, comme le rêve, exprime l’atemporalité de l’inconscient ; les manifestations symptomatiques se jouent de la flèche du temps, entraînant le sujet dans la reproduction cyclique d’un même passé ; elles l’installent dans une temporalité circulaire et dans une dynamique anti-créative.

Ainsi, la question de la temporalité conduit à ne pas superposer créativité et formation de symptôme. Certes, les deux utilisent fondamentalement les mêmes mécanismes (il en va d’ailleurs ainsi de toutes les manifestations de l’inconscient). Mais il existe une grande différence quant à ce qu’il en advient aux niveaux psychiques supérieurs – c’est-à-dire dans le préconscient et le conscient – qui sont gouvernés par le processus secondaire et donc soumis à la temporalité.

Le symptôme névrotique traduit un conflit psychique, un refoulé faisant irruption dans le préconscient-conscient et dépassant ses capacités d’intégration. Le moi doit se défendre contre ce refoulé qui a fait retour et qui impose sa loi –  celle de l’inconscient – au mépris du processus secondaire et sans se soumettre aux exigences de la réalité extérieure. La formation de symptôme est donc à rapprocher du rêve, mais tous deux diffèrent du processus créateur sur ce point. Le rêve se déroule entièrement sur le plan psychique, alors que la créativité débouche sur le monde extérieur : il s’agit d’une dynamique orientée vers un agir et une matérialisation. Le symptôme s’impose au sujet contre son gré et pénètre par effraction dans la réalité. De son côté, la créativité correspond aux aspirations du sujet et est en accord avec le moi.

Ainsi, au niveau préconscient-conscient, le processus créateur demande un tout autre travail que le rêve ou que le symptôme ; le moi créatif réorganise les matériaux d’origine inconsciente pour qu’ils puissent prendre forme dans la réalité ; il les transpose pour les rendre compatibles avec le processus secondaire ; il leur donne une forme et une coloration affective en accord avec le monde. En paraphrasant l’expression « mise en acte », on pourrait dire que la création est une mise en réalité. Elle demande une participation soutenue du moi, selon une dynamique a priori non défensive.

La réaction de deuil se joue selon le processus primaire et elle soustrait de nouveau une part de la vie psychique à la temporalité. Il y a repli sur un passé que le refoulement a placé hors du temps et reproduction stéréotypée du lien à ce qui a été perdu. En poursuivant le travail d’analyse, on tente de contrecarrer cette dynamique anti-créative par une élaboration psychique. Cela conduit généralement à un détachement de l’objet perdu, mais il faut du temps pour y parvenir, car il se fait par investissement progressif de formations préconscientes gérées par le processus secondaire et assujetties à sa temporalité.

Voilà qui nous ramène à la créativité. En effet, le processus créateur présente beaucoup de similitudes avec le travail de deuil. On comprend immédiatement pourquoi si l’on se réfère aux travaux de Melanie Klein concernant la dépression (Klein, 1929). Selon elle, l’agressivité du nourrisson le porte à détruire fantasmatiquement sa mère, après quoi il croit qu’elle a disparu. Le bébé fait ainsi une première expérience de perte, qui le plonge dans une sorte d’état dépressif préfigurant la dépression adulte. Toujours d’après Melanie Klein, il existe deux voies pour s’en sortir. La première consiste à nier la perte, ce qui provoque une exaltation jubilatoire préfigurant la manie adulte. La seconde voie est la réparation fantasmatique de l’objet détruit : le nourrisson crée imaginairement un objet sécurisant destiné à remplacer l’objet perdu. On peut donc considérer le mécanisme de la réparation comme le prototype du processus créateur : poussé par le manque, le sujet crée mentalement un nouvel objet et le façonne selon ses nécessités personnelles.

 

C’est à ce niveau-là que le processus créateur a un rapport déterminant avec la temporalité. Contrairement au rêve et au symptôme, qui se moquent du temps ou s’amusent avec lui, la création se soumet au temps. Parce qu’elle est concrétisation, elle doit s’inscrire dans un ordre temporel physique, biologique, historique, culturel ou social. Pour ce faire, le processus créateur utilise la fonction d’association et de liaison du préconscient. Il se sert de tout ce que fournit le préconscient : souvenirs, affectivité, schèmes de réalisation de désirs, fonds culturel, normes sociales, connaissances, apprentissages, schémas de pensée et d’action. Le processus créateur brasse et met en connexion tous ces éléments, il les réarrange selon le processus secondaire et sa logique spatio-temporelle… jusqu’à ce qu’il en résulte une production inédite, une interprétation neuve du passé, une réalisation actuelle à partir d’éléments anciens. Une réalisation que l’on peut dater, parce qu’elle porte une marque temporelle.

En somme, la création puise comme le rêve et le symptôme, dans notre capital de représentations, de désirs, de fantasmes et de vécus ontogénétiques et phylogénétiques inscrits dans l’inconscient. Mais elle leur fait subir une transmutation, elle les fait passer du plan psychique au plan de la réalité extérieure. Et ce processus  implique une soumission à la temporalité.

Revenons à la pratique. Lors d’un travail en profondeur, les parties du moi qui étaient sous la coupe des désirs et des fantasmes inconscients échappent peu à peu à leur dictature et finissent par fonctionner selon le processus secondaire. Le passé jusqu’alors figé se transforme au contact de la temporalité. Mais, conjointement, les fantasmes d’immortalité et les illusions d’éternité perdent leur pouvoir protecteur contre l’angoisse de mort. Le sujet se trouve donc face à sa finitude ; on pourrait dire que la réalité lui saute maintenant aux yeux : les filaments de la vie s’effilochent jour après jour et un moment viendra où le dernier sera rompu. Ipso facto, le moi ne peut plus utiliser les défenses archaïques qu’il avait mises en place.

En d’autres termes, le sujet doit faire le deuil de sa névrose. La perte des illusions infantiles produit souvent un flottement dans la vie psychique, car des formations névrotiques ont été désinvesties et de nouvelles formations n’ont pas encore été investies. Le sujet risque de se sentir vulnérable face à l’ordre temporel qui s’impose à lui ; il peut éprouver une peur de la solitude à ne plus côtoyer les fantômes du passé qui peuplaient son univers ; il se sent parfois désemparé sans les réactions stéréotypées qui l’aidaient à vivre.

Là risque de surgir une de ces réactions paradoxales que l’inconscient sait si bien mijoter. L’évolution vers un meilleur contact avec la réalité peut provoquer un retour en arrière. Le deuil de la névrose devient lui-même symptôme ! Dans Deuil et mélancolie, Freud a bien décrit la régression narcissique que provoque la perte d’un objet fortement investi : le monde extérieur est désinvesti au profit du monde intérieur où trône l’image de l’objet perdu (Freud, 1917). Comme le processus créateur est une dynamique de réalisation concrète, ce désinvestissement de la réalité extérieure tend à bloquer la créativité.

Il semble donc légitime de rapprocher la créativité de l’élaboration psychique qui fait sortir d’un deuil. Autant l’une que l’autre ne sont efficaces que si elles transforment les éléments extraits de l’inconscient pour les rendre compatibles avec la réalité. Or, l’accrochage à la temporalité joue un rôle clef dans cette évolution. En jouant sur la concrétisation au lieu d’en rester au fantasme, le processus créateur investit la durée plutôt que l’instant et il gère l’écoulement du temps. En étant créatif plutôt que répétitif, le sujet peut trouver une alternative à l’angoisse résultant de la finitude de l’être. Voilà pourquoi Fanti parle de l’art comme d’une « féerie d’essais en espérance d’éternité » (Fanti, 1981). Par son inscription dans la temporalité, la création élabore les résidus d’angoisse de mort pour qu’ils trouvent une décharge différée, mais plus  adéquate. On peut évoquer Benjamin Jacobi à ce propos : « la langue française utilise […] également le terme travail pour […] les phases de l’accouchement. Toute naissance prend du temps et est, comme la vérité, œuvre humaine de création » (Jacobi, 2002).

Si l’on accepte l’idée qu’il existe un parallélisme entre le processus de la création et celui du deuil, quelles en seraient les applications pratiques ? Mentionnons-en deux. Quand le deuil de la névrose entraîne des symptômes, l’analyste ou le psychothérapeute peut favoriser l’élaboration psychique en privilégiant l’aspect temporel dans le travail ; imaginons, par exemple, qu’il ait à interpréter la souffrance du deuil comme la réactivation de la perte d’un objet infantile ; il aurait avantage à ne pas en rester à l’aspect atemporel de l’objet infantile (c’est-à-dire au fait que cet objet, mémorisé dans l’inconscient, répond au processus primaire, expliquant par là que le vécu de perte perdure) ; il gagnerait à compléter l’interprétation en reliant l’objet infantile à des objets préconscients qui lui sont équivalents, mais qui sont, eux, soumis au registre temporel de l’adulte ; ces objets auront ainsi toutes les chances de jouer leur rôle dans des relations réelles et ils pourront alors servir à décharger la tension affective liée à la perte.

Lorsque la phase finale du travail analytique prend un tour plus physiologique, l’abandon des investissements névrotiques et la disparition des répétitions pathologiques libère immédiatement de l’énergie psychique. Or, le moi met du temps pour apprendre à utiliser cette énergie. Il y a à ce moment un risque que des mécanismes archaïques reprennent le dessus. On peut s’en prémunir en encourageant le sujet à investir de nouveaux modes d’expression ; s’il exerce sa créativité, il structurera des schémas d’action inédits, qui lui offriront une bonne compensation pour la perte des bénéfices de sa névrose ! A ce point du travail, l’analyste ou le psychothérapeute dispose de tout ce qu’il faut pour intervenir de manière à favoriser des investissements originaux. Souvent, il perçoit en premier quelles sont les voies d’expression innovantes prêtes à s’ouvrir si on leur donne sens. Il peut le faire en les reliant à un ordre temporel, ce qui les inscrit dans le processus secondaire et les aide à se concrétiser dans la réalité.

En conclusion, remplacer des comportements névrotiques par une vie créative, c’est s’insérer plus harmonieusement dans la temporalité. C’est un bon moyen de gérer le fait que le biologique est soumis au temps et que nous n’avons d’autre choix qu’essayer d’en tisser au mieux les fils.

Références

Fanti S (1981). L’homme en micropsychanalyse, Denoël, Paris.

Freud S (1915). L’inconscient in Œuvres complètes, PUF, Paris, 1988, p. 226.

Freud S (1917). Deuil et mélancolie in Métapsychologie, Idées/Gallimard, Paris, 1972.

Gariglio D & Lysek D (2003). De l’obscurité à la clarté : évolution thérapeutique d’une formation de symptôme à la créativité, Revue Française de Psychiatrie et de Psychologie Médicale, N° 67, t. VII, pp. 51-54.

Jacobi B (2002). Le travail de deuil in Dictionnaire international de la psychanalyse, Calmann-Lévy, Paris, p. 1777.

Klein M (1929). Les situations d’angoisse infantile et leur reflet dans une œuvre d’art et dans l’élan créateur, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1966, pp. 254-262.

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