La Recherche de Proust : fragments du vide

par Nicole Deschamps

Ce texte est l’intervention que Nicole Deschamps a faite au symposium organisé par la Société Internationale de Micropsychanalyse à Zurich en 1989. Il traite d’un sujet qui lui tenait à cœur car elle était alors, parallèlement à sa pratique micropsychanalytique, professeure de littérature à l’Université de Montréal. Il a été publié dans les actes de ce symposium : De la psychanalyse à la micropsychanalyse, Rome, Borla, 1990.

En quoi la micropsychanalyse pourrait-elle, au-delà des sentiers battus par la psychanalyse, approfondir notre compréhension d’un texte littéraire ? Telle est la question que je vais laisser flotter durant ma présentation. Il ne saurait en effet y avoir de définition hâtive de cette problématique qui ouvre plutôt un nouveau territoire à explorer autour de la notion fondamentale de vide1.

A ce propos, il serait intéressant d’aller repérer dans la critique contemporaine, en particulier dans la foulée des écrits énigmatiques de Maurice Blanchot, des intuitions qui rejoignent les découvertes de Silvio Fanti sur le dynamisme neutre du vide, l’instinct d’essais, la surdétermination, l’Image, la pulsion de mort-de-vie, le sommeil-rêve2. En me basant sur les ébauches récemment publiées de l’œuvre de Proust ainsi que sur la notion micropsychanalytique de surdétermination, je propose Une relecture des premières pages de la Recherche à travers les étapes de leur genèse3. Il s’agit d’un passage connu, presque aussi célèbre que l’épisode de la madeleine et, comme celui-ci, déjà si abondamment commenté qu’il appartient désormais à une tradition de lecture indissociable du texte lui-même. Ce choix me permet de situer ma recherche au carrefour des enseignements de la micropsychanalyse et de ceux de la critique contemporaine, particulièrement féconde ces années-ci sur l’œuvre de Proust4. Commençons par quelques remarques d’ensemble. En présence de la masse romanesque de la Recherche, disons d’abord que la technique de Proust n’est pas étrangère à la démarche de la micropsychanalyse en ce qu’elle repose sur l’exploitation de fragments, fragments de représentations tour à tour dépliés jusqu’à l’évidence de leur surdétermination, fragments dans lesquels la prolifération et la dissémination des détails n’ont d’égale que la volonté de les amalgamer pour bâtir une œuvre qui aurait, suivant ses intentions manifestes, les formes définies d’une cathédrale ou d’une robe. Ce but, partiellement atteint, se perd finalement dans l’inachevé d’incessants essais de recommencement. Ajoutons que la description réitérée de ces mises en scène qui se déplacent en se répétant est constamment portée, comme l’a fait remarquer Jean Milly5, par une écriture aussi homogène que résolument moderne, intarissable soliloque d’une voix off qui récapitule le répertoire des inflexions humaines tout en laissant percevoir le rythme impersonnel des mouvements de l’océan.

A ce point de vue, la Recherche fonctionne comme un hologramme du vide, vide illisible en lui-même, mais omniprésent et perceptible dans l’épaisseur d’images qui dissimulent le récit d’une découverte donnée pour essentielle, irréductible à l’élaboration d’une théorie esthétique. Par là, l’exploration de Proust pour qui, rappelons-le, « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère », devient exemplaire de l’expérience d’écrire telle que définie par Maurice Blanchot : « l’écrivain appartient à un langage que personne ne parle, qui ne s’adresse à personne, qui n’a pas de centre, qui ne révèle rien »6. Qui semble ne rien révéler en effet puisque le vide est innommable. Evidemment, « ça n’empêche pas d’exister »… L’ouverture célèbre : « Longtemps je me suis couché le bonne heure… » illustre particulièrement bien ces procédés propres à la Recherche. Rappelons schématiquement les grandes lignes du scénario tel qu’on peut le lire dans la plénitude de sa condensation. Un narrateur solitaire, anonyme, sans âge, s’endort — s’éveille dans son lit jonché de livres en un moment indéfini de la nuit ; il raconte des fragments de rêves, se perd ou se retrouve au jeu d’identifier les objets familiers dans l’obscurité de sa chambre. Il est simultanément projeté en quelque point d’infini : voyageur énigmatique, tantôt bien-portant emporté par un train qui traverse au loin l’espace environnant, tantôt mourant échoué dans une chambre d’hôtel. Finalement, le mystérieux récitant annonce le projet de cette nuit qu’il veut vivre éveillé — et ce sera le contenu manifeste du livre qu’il commence à écrire : se remémorer le passé. Malgré son titre qui oppose apparemment temps passé et temps retrouvé, il deviendra évident que la Recherche s’orientera plutôt vers l’oubli, la réunion des côtés de Swann et de Guermantes et l’abolition du temps dans son accomplissement. Désorienté lui-même, le lecteur comprendra difficilement dès la première lecture que le récit commence par la fin et ce n’est qu’après plusieurs relectures qu’il percevra l’éclatement des repères spatio-temporels, particulièrement sensible dans ces quelques pages d’entrée en matière.

Les esquisses que nous examinerons maintenant sont loin d’épuiser les traces qui restent des innombrabless essais faits par l’auteur de la Recherche pour porter son récit jusqu’à l’incandescence du rêve. Le Fonds Proust de la Bibliothèque Nationale à Paris contient une mine quasi inépuisable de documents. Des équipes de chercheurs travaillent depuis des années à compulser les 75 cahiers de brouillons, les 20 cahiers de mise au net, les nombreuses liasses de feuilles volantes, les cartons de « paperoles », les carnets, les dactylographies et les épreuves successives, le tout surchargé d’inextricables ajouts dont Proust avait fait sa technique de prédilection. Les premières pages comptent parmi celles qui on été le plus retravaillées. A elle seule, la première série d’esquisses contient seize versions.

Pour simplifier ma présentation, je me baserai exclusivement sur les cinq principaux groupes d’esquisses retenues et classées par Jean-Yves Tadié dans sa récente réédition du premier tome de la Recherche. Il s’agit d’une quinzaine de brouillons sélectionnés dans lesquels les changements de scénario sont clairement repérables. Je les résume en soulignant ce qui les distingue de la version finale et en les tenant regroupés par étapes. Ce que je cherche à faire voir est l’éloignement progressif du souvenir autobiographique au profit de l’élaboration d’un mythe d’auto-fécondation du personnage de l’écrivain. Echo anticipé de l’épisode du baiser du soir, la première série d’esquisses met en scène un narrateur calqué sur l’auteur avant la mort de ses parents chez qui il habitait. Il écrit la nuit et dort le jour, il rêve d’être publié. Justement, il a écrit un article destiné au Figaro dont il espère depuis longtemps la publication. Sa mère, qui vient de se lever pour la journée, entre dans sa chambre comme à l’accoutumée pour lui souhaiter bonne nuit en lui apportant son courrier du matin. Dans le courrier de ce jour-là, qu’elle dépose furtivement, pourrait se trouver, puis se trouve effectivement, l’article prévu dont l’arrivée suscite autant de joie que l’apparition d’« une lettre d’une écriture aimée » (I, 637). Ce scénario qui disparaîtra tout à fait des esquisses ultérieures, se répète ici en accentuant plus ou moins la présence de la mère, messagère de l’heureuse parution de l’article attendu. En toile de fond s’ébauchent des thèmes qui resteront: voyageur malade perdu dans un hôtel inconnu, confusion spatiale et temporelle, revue des chambres passées, alternance de veille et de sommeil.

La deuxième série introduit le thème capital du rêve dont la micropsychanalyse a bien montré la polyvalence des représentations agressives-sexuelles. Si l’ensemble de la Recherche parvenue à maturité arrive très bien à laisser percevoir quelque chose de omnisexualité du rêve7, les avant-textes de l’ouverture passent par l’exploration d’images, fantasmes et souvenirs spécifiques à l’expérience de l’auteur. Le cauchemar esquissé des boucles tirées par le grand-oncle prenait d’abord forme dans un scénario plus élaboré où c’était le curé de Combray s’avançant « à pas de loup » qui surprenait l’enfant par derrière (I, 640). Quant au rêve érotique apparemment hétérosexuel de la version finale, il s’élabore dès maintenant suivant une formulation qui ne changera guère. L’un des fragments de cette série évoque très explicitement des souvenirs de masturbation que le narrateur situe vers sa quinzième année. La troisième esquisse ne comprend qu’un seul fragment, mais très long, où deviennent perceptibles à la fois le travail de condensation qui prépare la version finale et la complexité de l’ensemble de Combray. Le narrateur, qui localise clairement l’action au moment de la matinée Guermantes, c’est-à-dire à la scène finale, récapitule ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. Il fait un récit ostentatoire et détaillé de sa première éjaculation. Ce n’est qu’à la fin du texte qu’apparaissent les chambres successives. Des séquences qui seront plus tard élaborées en des ramifications différentes sont ici télescopées : plaisir sexuel (les représentations en deviendront allusives, sauf dans les scènes homosexuelles dont le narrateur sera témoin), odeur des lilas (associée plus tard à la promenade du côté de chez Swann), agglomération des têtards dans l’étang (préparant le passage des carafes dans la Vivonne), disparition de la mère, reléguée au souvenir évanescent de celle qui a déjà partagé le lit de son fils malade (scène qu’on trouvera transposée dans l’apparition de la grand-mère en infirmière dans la chambre de Balbec). Une véritable condensation s’est déjà faite dans l’inscription définitive des « belles joues de l’oreiller » du texte final. Elle confirme le thème de l’absence de la mère et annonce la lettre sans réponse à la demande du baiser du soir. Alors que le journal ou la lettre miraculeusement apportés par la mère étaient accueillis avec joie dans la première série d’esquisses, ils sont désormais éliminés (« je voulais jeter le journal que je croyais avoir encore en mains » I, 644) au profit du manuscrit qui s’écrit, parfait objet transitionnel concentré dans l’image des « belles joues de l’oreiller ». Un dernier point qui serait pertinent à l’importance des lieux en micropsychanalyse : la chambre des parents et des grands-parents, évoquée dans la première série d’esquisses puis disparue de la seconde, revient ici accompagnée d’un étrange commentaire sur « ce temps où il y avait encore des chambres à coucher et des parents » (I, 650). La quatrième série réunit tous les thèmes de Combray et réitère ceux qui seront maintenus pour la version finale de l’ouverture. A ce point de vue, le défilé des souvenirs s’estompe pour se fondre à nouveau dans la rêverie des chambres. L’idée de faire commencer le roman à la fin est cependant explicitement maintenue, ce qui eût impliqué une mise en scène diurne plutôt que nocturne, la « matinée » Guermantes ayant lieu de plein jour.

La dernière série fait sauter tous les repères temporels précis, à l’exception de l’allusion au séjour de Tansonville, situé, rappelons-le, non tout à la fin, mais au début de la dernière partie de la Recherche, et au choix de la nuit noire qui confirme les lieux surdéterminés de la chambre et du lit. On perçoit ici l’intérêt du saut périlleux qui s’est accompli : en un mot, c’est l’affranchissement de la dichotomie « temps perdu » — « temps retrouvé » et la libération des chambres étouffantes, c’est-à-dire la migration dans un nouvel espace-temps, à la fois vertigineux et rassurant. Il n’est pas étonnant de voir se développer le thème de l’effroi dans les chambres inconnues, effroi qui serait atténué par la sécurité de l’Habitude (dont l’auteur parle avec une majuscule). En fait, ces textes ultimes sont surtout des méditations sur la mort, « la mort fragmentaire et quotidienne, telle qu’elle s’insère dans notre vie… » (I, 662), ce qui est une éloquente façon de témoigner de la pulsion de mort-de vie.

Reprenons maintenant ces données d’une façon plus synthétique, toujours en nous maintenant sous l’éclairage de la version finale.

Au départ de notre observation, considérons définitivement acquise la trouvaille fondamentale de ce « je » à la fois chaleureusement intime et parfaitement impersonnel qui situe le registre de la Recherche et qui avait déjà été adopté dès le Contre Sainte-Beuve. Sur ce point, plus aucune remise en question. Il est vrai pourtant que Proust n’avait pas trouvé d’emblée la tonalité de la première personne puisqu’il avait rédigé Jean Santeuil à la troisième personne, façon naïve de déguiser une autobiographie en roman et, en fin de compte, échec de l’une et l’autre. Paradoxalement, le fait d’adopter le « je » ambigu du roman moderne va l’affranchir d’un moi trop dépendant du souvenir pour permettre l’amorce d’une transposition efficace au niveau de la fiction.

Même en ses ébauches les plus anciennes, la Recherche porte l’empreinte d’une voix originale qui est celle d’un narrateur qu’on identifie spontanément à l’auteur, mais qui s’en distingue de plus en plus à mesure que s’approfondit l’analyse du texte. Cette voix propre à chaque écrivain qui se meut dans le registre de la littérature, là, dit Blanchot, « où ne semble parler que la neutralité impersonnelle »8, Proust critique se vantait d’avoir l’oreille particulièrement fine et juste pour la reconnaître infailliblement dans ses lectures. Il l’appelait « l’air de la chanson qui en chaque auteur est différent de ce qu’il est chez tous les autres » (CB,303). Il l’avait repéré chez lui, non sans en percevoir l’étrangeté qu’il assimile à celle d’un autre moi qui s’éveillerait dans le sommeil-rêve et l’écriture. « Un livre, dit-il, est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans non vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir » (CB, p. 221 S).

Notons également que la cellule familiale de la fiction, au point où nous l’abordons dans les esquisses, ne comprend qu’un fils unique alors que Proust avait autrefois pensé retenir comme personnage son frère cadet, Robert, à qui il laissait son prénom réel9. Dans l’état final des pages d’ouverture, et même si le fait est confirmé par la suite, rien ne permet d’affirmer que celui qui parle est enfant unique ni que ses parents sont morts ou vifs. Le texte fait successivement allusion à une « maman », un « grand-oncle », des « grands-parents », une « grand-tante », mais la cellule familiale demeure autrement indéterminée. A ce propos, Jean-Yves Tadié fait remarquer dans son commentaire à l’étude d’Etienne Brunet sur le Vocabulaire de Proust10 que le vocabulaire familial de la Recherche « élimine l’enfant, le fils, le frère et le père ». De ces dernières considérations, il y aurait évidemment matière à retracer chez Proust, comme chez tout romancier, autobiographe ou simple analysé, l’esquisse du roman familial des névrosés, tel que défini par Freud et Marthe Robert. Je ne m’y arrêterai pas parce que ce n’est pas cet aspect de la Recherche qui me paraît le plus original. Quant au mythe de l’autofécondation, de la gestation et de la naissance de l’écrivain tel qu’il s’élabore dans la fiction romanesque, j’ai tenté ailleurs d’en retracer les étapes d’après une analyse détaillée11. J’en retiens quelques images pertinentes à la première scène, matrice où s’organise la création par déplacements et condensation : celle de la nuit, moment où se situe l’action primordiale du repli narcissique, dormir-rêver, celle de la chambre incertaine et des chambres emboîtées que repère la mémoire, celle du lit, berceau-tombeau dont le narrateur s’est fait un nid parmi les livres et dont nous savons que l’auteur avait fait son unique table de travail, enfin, celle d’un héros qui est à la fois lui-même, personne et n’importe qui, naissant-mourant rattaché à la vie par le fil de quelques souvenirs, auteur aboli qui ressuscite en embryon d’écrivain et en « mère » accouchant d’un livre, mais également dormeur-rêveur flottant dans l’inconnu de l’espace cosmique.

Il serait trop simple de ne voir dans la Recherche qu’un roman d’apprentissage du métier d’écrivain. Dans une récente communication sur le thème de l’autobiographie d’un point de vue psychanalytique, Jean-Bertrand Pontalis a bien fait voir à quel point l’idée de Bildung, si bien illustrée par Goethe, était devenue étrangère à la conscience contemporaine : « … l’apprentissage, dit-il, a cédé la place non pas tant au nomadisme qu’à l’errance, la plénitude conquise au vide définitif, la ville, son théâtre et son architecture, à la banlieue universelle de l’âme, au non-lieu »12. Peut-être inconscient de sa modernité, le héros proustien en est là, finalement réduit, comme son auteur, aux seules traces de son écriture advenue dans un temps limité. Comme l’affirme une tardive réflexion ajoutée à la conclusion du « Temps retrouvé », « la durée éternelle n’est pas plus promise aux œuvres qu’aux hommes » (A III, 889). Quant à l’identité de l’écrivain, fût-il devenu le génial auteur de la Recherche ou le héros d’un roman, elle demeure celle de n’importe qui : « L’être que je serai après la mort n’a pas plus de raisons de se souvenir de l’homme que je suis depuis ma naissance que ce dernier ne se souvient de ce que j’ai été avant elle » (III,374). Pour finir, j’aimerais dire un mot de l’étonnant Carnet de 190813, esquissé par Proust en marge et antérieurement aux ébauches de l’ouverture de la Recherche que nous avons présentées, et souligner l’originalité de la notion micropsychanalytique de surdétermination sur laquelle repose ma lecture. Tout lecteur de l’œuvre entière de Proust comprend facilement que l’auteur de la Recherche n’a jamais écrit qu’un seul livre, lieu de convergence d’un destin qui est aussi celui d’un être humain historiquement repérable. Depuis la magistrale biographie de Painter jusqu’aux souvenirs touchants de Céleste Albaret, en passant par l’édition de son abondante correspondance, les anecdotes sur la vie de Proust n’ont cessé de s’accumuler. Il suffit pour s’en faire une idée de consulter l’extravagant Quid récemment publié chez Laffont en introduction à une réédition de la Recherche. Et pourtant, rien dans la cohérence ou l’incohérence de ces faits archivés, clairement repérables, n’arrive mieux que le Carnet de 1908 à témoigner de l’effet vertigineux de la naissance de la Recherche tel qu’il transparaît dans la version finale. Ce carnet, établi et présenté par Philip Kolb, également éditeur de la correspondance, a paru en 1976 dans les Cahiers Marcel Proust. On en parle peu, sans doute parce qu’il est à peu près illisible à cause de son extrême fragmentation.

Qu’y trouve-t-on ? D’abord des rêves, sèchement notés, jamais élaborés ni commentés, des interrogations sur la forme que prendra son œuvre, des réflexions sur l’inanité de sa vie mondaine, des répertoires de noms de personnes ou de lieux, des souvenirs sibyllins, des notes de lectures, des adresses, ici et là l’amorce d’un développement identifiable, plus rarement une phrase complète qui deviendra un thème fondamental, par exemple le passage célèbre du « Temps retrouvé » : « Arbres, vous n’avez plus rien à me dire… » Ce texte aux formes larvées pourrait nous faire penser à ces photos de fœtus dont disposeront peut-être les adultes de demain à la recherche de leur identité. Si le concept de surdétermination en psychanalyse est utile pour retracer l’histoire de l’auteur de la Recherche dans l’élaboration du roman familial qui lui a permis de survivre, le même concept, pris dans son acception micropsychanalytique, facilite la compréhension de l’expérience plus radicale du narrateur. Partant du fait que « n’importe quel détail de la vie psychique ou somatique est un essai se réduisant à un ensemble d’essais eux-mêmes réductibles »14, la question des origines est forcément déplacée, sinon pulvérisée. Car il ne s’agit pas, pour l’être humain qui n’est qu’un essai parmi d’autres, de retourner au vide en quête d’une origine introuvable dans ses écrans, mais d’habiter ce vide que nous sommes, ici et maintenant, à la façon du rêveur absolu qui est lancé en orbite au début de la Recherche.

Non seulement la perspective du rêve relativise les oppositions qui sous-tendent l’architecture de la cathédrale proustienne, temps perdu/temps retrouvé, hétérosexualité/homosexualité, mais elle résout harmonieusement la distinction entre l’individu et l’univers, moins en exaltant illusoirement le moi à la grandeur du tout qu’en lui faisant découvrir sa juste place de fragment du cosmos. En s’accrochant à construire leur identité sous le mode de la fiction, l’auteur et le narrateur, à travers leurs stratégies de dissimulation du récit, trouvent en effet des vérités d’ordre psychanalytique qui hantent la conscience contemporaine : l’enfant jubilant qui se reconnaît au miroir, tel que l’a décrit Lacan, entre dans une fiction nécessaire, et il en va de même en micropsychanalyse avec l’insistance de Fanti sur l’analyse des photos, des plans des lieux et de l’arbre généalogique.

Qui pourrait affirmer tranquillement qu’il n’est qu’un essai dans le vide, sinon le rêveur de tel rêve, tel rêveur particulier d’un rêve spécifique qu’il est le seul à pouvoir dire en ces termes-là — et ce rêve est également universel, c’est le rêve de tous et de n’importe qui. Dans sa prodigieuse richesse imaginaire, tout dans la Recherche est finalement écho du même rêve puisque c’est là, justement, que se situe la tonalité onirique15. Les esquisses que nous avons examinées nous ont fait voir comment le récit de Proust, tel qu’en une prodigieuse automicropsychanalyse, se vide peu à peu des représentations manifestes fixées par le souvenir, modifie ses repères spatio-temporels, abolit un moi d’auteur qui se reconstruit dans le personnage du narrateur-écrivain, pour devenir une condensation onirique dans laquelle tout lecteur se reconnaît, suivant l’expression proustienne, lecteur de soi-même, c’est-à-dire du vide dont nous sommes faits.

© N. Deschamps

Notes

1 D’un point de vue historique, rappelons que, dès 1983, Henri-Charles Tauxe avait publié une étude sur Georges Simenon, sous-titrée De l’humain au vide, Paris, Buchet/Chastel, 218 p. préface de Silvio Fanti pp. 7-17.

2 L’Homme en micropsychanalyse. Continuer Freud par Silvio Fanti, Paris, Denoël/Gonthier, 1981, 341 p. et le Dictionnaire pratique de la psychanalyse et de la micropsychanalyse par Silvio Fanti, en collaboration avec Pierre Codoni et Daniel Lysek, Paris, Buchet/Chastel, 1983, 264 p.

3 A la recherche du temps perdu [en cours de texte sous l’abréviation I, II, III, suivi de la page], nouvelle édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1988, 3 vol. parus : I, 1547 p.; II, 1991 p.; III, 1934 p. « Le Temps retrouvé » n’ayant pas encore été réédité, nous le citons d’après l’ancienne édition de la Pléiade établie par Pierre Clarc et André Ferré en 1954 [en cours de texte sous le sigle A III suivi de la page].

4 Voir sur ce thème l’étude récente et très fouillée de Luc Fraisse, le Processus de la création chez Marcel Proust : le fragment expérimental, Paris, José Corti, 1988, 465 p.

5 Préface à Du côté de chez Swann, édition établie sous la direction de Jean Milly, Paris, G.F. Flammarion, 1987, p. 9.

6 L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, collection « Folio/essais », 1955, p. 21. La citation de Proust est tirée du Contre Sainte-Beuve [en cours de texte sous le signe CB suivi de la page], édition établie par Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 305.

7 S. Fanti, Dictionnaire…, op. cit., p. 188.

8 Le Livre à venir, Paris, Gallimard, collection «Folio/essais», 1959, p. 272.

9 On peut lire l’épisode de « Robert et le chevreau, Maman part en voyage » dans l’édition du Contre Sainte-Beuve présentée par Bernard de Fallois chez Gallimard, en 1954, pp. 291-297.

10 Genève-Paris, Slatkine-Champion p. III.

11 « L’Extase de Proust » dans Lectures, n° 23, Bari, Edizioni dal Sud, 1988/2, pp. 113-143.

12« Dernier, premiers mots » dans L’Autobiographie, Cinquièmes Rencontres Psychanalytiques d’Aix-en Provence, 1987, Paris, les Belles Lettres, p. 64.

13 Texte établi et présenté par Philip Kolb, dans les Cahiers Marcel Proust, Paris, Gallimard, 1976, 207 p.

14 S. Fanti, Dictionnaire…, op. cit., p. 42.

15 « Le rêve, dit Bianchot, touche la région où règne la pure ressemblance. Tout y est semblant, chaque figure en est une autre, est semblable à l’autre et encore à une autre, celle-ci à une autre. On cherche le modèle originaire, on voudrait être renvoyé à un point de départ, à une révélation initiale, mais il n’y en a pas : le rêve est le semblable qui renvoie éternellement au semblable ». L’Espace littéraire, op. cit., p. 363.

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