Identité colonisée par une maladie psychosomatique et créativité
Par Daniel LYSEKCe texte provient d’une communication au congrès international de la Société internationale de Psychopathologie de l’expression et d’Art thérapie (SIPE-AT). Ce congrès s’est tenu à Belgrade en 2015 et avait l’identité pour thème.
Einstein s’émerveillait du fait que l’équilibre de l’univers tenait à quelques constantes fondamentales. Il se demandait ce qui se passerait si une seule de ces constantes variait d’un iota. Notre univers n’aurait plus rien avoir avec qu’il est. Peut-être même disparaîtrait-il ! La science explique bien comment fonctionne l’univers et quels sont les éléments nécessaires à son existence. Mais elle ne nous dit pas tout. Pourquoi l’univers est ce qu’il est, ni pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien.
A l’échelle de l’être humain, on pourrait se poser des questions semblables à propos de l’identité. On sait comment s’édifie une identité, mais on ignore pourquoi nous sommes ce que nous sommes. Pourquoi avons-nous une identité individuelle et pas seulement une identité collective ? Cela nous suffirait pour vivre en groupe et on vivrait peut-être mieux ainsi. Si la psychanalyse n’explique pas pourquoi on a une identité personnelle, elle nous montre sa dimension inconsciente. De même que la physique décrit la mécanique de l’univers, la psychanalyse dévoile les rouages cachés de notre identité, ces puissances occultes qui influencent fortement notre existence.
Pour ce qui concerne l’univers, heureusement, sa pérennité semble assurée car, par définition, les constantes sur lesquelles il repose ne varient pas. Pas de souci de ce côté-là ! En revanche, les bases de notre identité ne sont pas des constantes universelles : elles peuvent varier, ce qui peut nous mettre en grave difficulté. Qu’un événement anxiogène trouve une résonance dans un point faible de notre psychisme et notre identité se fragilise, parfois même chancelle : ce que l’on croyait être une constante immuable de notre existence a bougé. Dans Les maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique (Lysek, 2015), un des co-auteurs (Jeanparis, 2015) en donne des illustrations saisissantes. Il montre que certaines somatisations sont des solutions corporelles à des vacillements identitaires : la problématique psychique se transpose dans le corporel, ce qui évite au sujet un naufrage de son identité. La situation serait la suivante : quand une personne est en train de perdre pied psychiquement, un trouble somatique peut lui permettre de s’arrimer à la terre ferme du corporel. Tout se passe comme si l’inconscient de cette personne préférait un dysfonctionnement corporel à une perte d’identité, momentanée ou durable.
Ainsi, certaines somatisations visent à restaurer une assise identitaire qui a vacillé. Lorsque la somatisation préserve l’identité, une dynamique de l’inconscient peut venir entraver les efforts de guérison : le but identitaire prime sur la disparition de la pathologie corporelle. Par le phénomène de la répétition (mécanisme de l’inconscient poussant à reproduire ce qui a fonctionné une fois, ou à le maintenir), la maladie va faire office de socle à l’identité du sujet. Comme s’il craignait qu’elle vacille sans ce support pour la soutenir.
Dans les cas où la somatisation fonctionne en gardienne de l’identité, le sujet tend à s’identifier à sa maladie. Or, on constate chez ces mêmes personnes qu’une telle identification conduit souvent à une existence relativement étroite et monotone. Cela ne provient pas seulement des restrictions physiques dues aux dysfonctionnements corporels, mais tient au fait que le sujet se vit comme malade et se définit comme tel. Il s’est inconsciemment construit une néo-identité, qui restreint ses potentialités vitales et lui fait mener une vie répétitive et étriquée. Dans une telle existence, presque tout s’exprime à travers l’identité de personne souffrante, voire de personne en danger de mort. Pour reprendre la thèse soutenue dans Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse, que j’ai coécrit avec Daniela Gariglio (Lysek & Gariglio, 2008), cette identité de malade est un facteur d’anticréativité. Chez ces sujets, l’atténuation de l’angoisse est à ce prix. On pourrait dire qu’ils se sont inconsciemment construit une néo-identité anticréative !
A première vue, somatisation et créativité semblent s’opposer totalement. C’est partiellement vrai. Mais il faut apporter la précision suivante : le processus conduisant à une somatisation ou à une création est semblable jusqu’à un certain niveau, puis il diffère. La voie d’expression de l’inconscient, d’abord commune, présente là une bifurcation. Une branche conduit à une existence plutôt répétitive, avec une maladie psychosomatique ; l’autre mène à une existence plus épanouie, avec de la créativité. D’où une question clé : pourrait-on agir au niveau de cette bifurcation, pour favoriser le passage d’une identité de personne malade à une identité de personne créative ? On verra que la réponse est : oui mais… Oui, parce que les fonctions du moi qui sont perturbées dans la maladie psychosomatique tendent à s’améliorer lorsqu’une dynamique de création se développe. Mais, parce que l’identité est une formation complexe et fragile, si bien que les problèmes identitaires n’ont pas de solution simple.
La fragilité et la complexité de l’identité tiennent au fait qu’elle n’est jamais un bloc homogène. On le sait, une personne a toujours plusieurs identités, par exemple une identité sexuelle, une identité familiale, une identité nationale, une identité religieuse, une identité culturelle, une identité professionnelle… Si ces identités peuvent être complémentaires, il arrive qu’elles s’entrechoquent, faisant courir le risque d’un vacillement identitaire. De plus, certaines facettes de l’identité – comme l’identité de genre – ont une origine profonde, remontant aux premières années de vie, et elles sont en partie inconscientes.
Au niveau de l’inconscient, les composantes de l’identité sont tributaires de dynamiques anachroniques, reliques d’un passé lointain, et donc parfois problématiques dans la vie d’adulte. Au final, il en résulte une identité non seulement hétérogène, mais comprenant des éléments irrationnels et potentiellement conflictuels. Voilà pourquoi l’identité est si souvent chancelante et cela, d’ailleurs, également chez ceux qui clament haut et fort leur appartenance à un groupe social ou religieux. Si leur identité était solide, ils n’auraient pas besoin de la proclamer bruyamment, voire de l’imposer violemment, pour ce qui concerne les plus fanatiques.
Franchissons un pas de plus pour entrer au cœur de notre sujet.
Il n’est pas rare des personnes souffrant d’une maladie chronique s’identifient à cette maladie. Ils ne se vivent plus comme ayant une maladie, ils se définissent inconsciemment comme une personne souffrant de ceci et de cela. Ils sont devenus leur maladie, en quelque sorte ! On rencontre souvent ce type de situation en psychosomatique, car la maladie joue alors un rôle particulièrement important dans l’économie psychique du sujet. Cela tend à provoquer des difficultés dans la pratique analytique ou psychothérapeutique. Dans les cas où l’identité est fortement colonisée par le vécu de la maladie, on peut avoir l’impression que le sujet s’accroche inconsciemment à sa souffrance par peur de remettre en question son identité.
Il est relativement facile de reconnaître ces sujets dans la pratique. Ils ne parlent que de leurs maux et des conséquences qu’ils entraînent. Intarissables sur ce thème, ils n’ont pas grand-chose à dire quand on les oriente vers d’autres aspects d’eux-mêmes, sauf s’ils peuvent les relier à leur pathologie corporelle. On a l’impression qu’elle seule est vraiment investie.
Lorsqu’on accède malgré tout à des déterminants inconscients, on découvre souvent que des vacillements identitaires se sont produits dans l’histoire de ces personnes. Leur identité étant déjà fragile, elle était sujette à vaciller. Dans l’esprit de l’interrogation d’Einstein dont il a été question en introduction, on peut supposer que ces personnes sont convaincues, au niveau inconscient, qu’il suffirait d’un rien pour qu’elles ne soient plus elles-mêmes, pour qu’elles disparaissent en tant qu’individu. Il apparaît souvent en analyse qu’elles ont vécu leur vacillement identitaire comme une menace d’effondrement. Comme si cela ouvrait un vide abyssal terriblement anxiogène, ainsi que le montre bien M. Romerio dans le livre de psychosomatique précité (Romerio, 2015). Craignant inconsciemment de n’être plus rien, ces personnes s’accrochent à ce qui les fait souffrir, car cela équivaut à se sentir exister. Et le meilleur moyen de se tenir bien accroché à sa souffrance, c’est de s’identifier à elle !
Cette identification permet de diminuer l’angoisse d’annihilation, mais elle a aussi une conséquence négative sur l’existence. Désormais des représentations de la maladie colonisent le moi, si bien que l’autonomie psychique se réduit comme peau de chagrin. Souvent, l’identité de personne malade gagne du terrain insidieusement, grignotant les composantes antérieures de l’identité. Cela peut aller jusqu’à les étouffer et à former une néo-identité de malade.
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La psychanalyse nous enseigne que l’identité se forme au fil des identifications du sujet pendant l’enfance. En s’identifiant aux objets de ses désirs, l’enfant les fait entrer en lui : il se construit en intégrant certaines particularités physiques ou psychiques de ses proches et certains types de relation qui leur sont propres. Son identité se façonne donc à partir de pièces rapportées provenant des autres. En somme, il s’aliène en se construisant. Selon la fameuse formule d’Arthur Rimbaud, « je est un autre » (Rimbaud, 1871). Cette aliénation fondamentale de l’humain, Lacan n’a cessé de l’explorer depuis sa célèbre communication où il décrit le stade du miroir (Lacan, 1949).
Bien que l’identité inconsciente soit toujours un patchwork, des composantes dominent les autres. Dans la plupart des cas, le moi peut donc s’appuyer sur une majorité cohérente pour commander les activités du sujet. C’est une situation favorable à un équilibre psychique. Et c’est là qu’on trouve un lien entre psychosomatique et créativité. Effectivement, un tel équilibre forme les conditions idéales à l’émergence d’une créativité plutôt sereine et en accord avec l’environnement. Il s’agit d’une créativité ayant des effets positifs sur la psychosomatique du sujet. Avec Daniela Gariglio, nous l’avons appelée créativité bien-être, autant en fonction du contexte harmonieux dans lequel elle se développe qu’en fonction de ses effets équilibrants (Lysek & Gariglio, 2008). La créativité bien-être se distingue de la sublimation : contrairement à la première, cette dernière se caractérise par des difficultés et l’acte créateur s’accouche dans une certaine douleur, résidu du refoulé conflictuel dont il résulte. La créativité bien-être se différencie surtout d’une activité créative qui serait le symptôme d’un conflit psychique, voire d’un trauma ; cette créativité symptôme est plus douloureuse que la créativité sublimation : elle porte la marque d’une souffrance et manque de liberté, car elle exprime un conflit refoulé générateur d’une contrainte provenant de l’inconscient (automatisme de répétition). Ces trois variantes de créativité (bien-être, sublimation et symptôme) peuvent s’élaborer à partir de la bifurcation dont il a été question précédemment. Envisageons d’abord les deux dernières par rapport à l’identité et à la psychosomatique.
C’est bien connu, les personnes hystériques ont une identité plutôt problématique. Freud (1905) a montré que leur psychisme a tendance à privilégier l’identification comme mécanisme de défense : en s’identifiant à l’objet de son désir, l’hystérique fait entrer dans son psychisme inconscient l’objet auquel il devrait renoncer. Par exemple, lorsqu’une personne hystérique se trouve aux prises avec un désir sexuel refoulé, tout se passe comme si son inconscient lui disait : « ton surmoi t’interdit cette satisfaction sexuelle, parce qu’elle lui paraît trop œdipienne ; donc, tu ne peux pas posséder sexuellement cet objet que tu désires ; c’est terriblement frustrant, mais je te donne une compensation ; tu vas t’identifier à lui, ce qui équivaut à devenir lui, et ainsi tu le posséderas pour toujours. »
Ce mécanisme de défense fait fluctuer l’identité de l’hystérique au gré des rencontres. Or, les symptômes corporels de l’hystérie – les fameuses conversions – expriment ces identifications défensives et traduisent somatiquement son identité fluctuante.
Les conflits psychiques inhérents aux névroses génèrent des tensions dont l’énergie doit se décharger. Reprenons la métaphore de la bifurcation : à l’issue de la voie commune, la tension pourrait se décharger par le chemin de l’élaboration psychique, mais le refoulement le bloque. Celui de la formation de symptôme vient le remplacer, ce qui entrave – au moins partiellement – le développement d’un processus créateur. Si la névrose est légère, il reste suffisamment d’énergie à disposition pour une dynamique créative. La richesse fantasmatique de l’hystérique et la modularité de son identité peuvent alors favoriser un foisonnement de son imaginaire, gage d’une belle créativité. Lorsque la création prend beaucoup d’énergie, les symptômes de conversion diminuent souvent.
Dans les cas graves, la sublimation devient problématique et seule une créativité symptôme peut éventuellement se faire un chemin, parallèlement aux conversions. Cette créativité, bien connue chez les artistes tourmentés, est soumise aux contraintes de l’inconscient et souvent très douloureuse.
Cependant l’hystérie ne recouvre pas la totalité des cas où l’identité se trouve colonisée par des problèmes corporels. Des gens ayant une identité moins fluctuante que les hystériques somatisent aussi. Comme exemple, mentionnons les personnalités opératoires décrites par l’Ecole de psychosomatique de Paris (Marty, 1963). Ce sont des gens psychorigides, peu enclins à l’imaginaire, fermés à l’introspection. Très pragmatiques, accrochés à la réalité comme à une bouée de sauvetage, ils ont une vie fantasmatique pauvre. Et ils somatisent beaucoup. Ils ont apparemment une identité solide, bien affirmée et stable, mais elle est cassante, car elle n’a pas la souplesse qu’il faudrait pour réagir sainement face aux aléas de l’existence. Cette identité forte ne donne donc aucun avantage à son détenteur. Au contraire. Elle cache un sujet coupé de son inconscient et désemparé face aux sollicitations affectives. On pourrait la qualifier d’identité défensive. Quand leur assise identitaire est menacée, ces personnes tendent à la sauver en somatisant.
Il en va de même des obsessionnels. Chez eux, c’est essentiellement l’agressivité inconsciente qui fait problème. Non qu’ils soient plus agressifs que d’autres, ils ont seulement un surmoi intransigeant, qui condamne même l’agressivité naturelle ! Elle est donc refoulée, ce qui conduit le moi à se défendre en essayant de couper les liens entre le psychique et le corporel. L’obsessionnel se défend aussi de ses pulsions agressives par des formations réactionnelles, comme une politesse et une rationalité extrêmes, destinées à endiguer les pulsions que le surmoi réprouve. Ces formations réactionnelles entretiennent une identité policée, à l’opposé de l’agressivité refoulée. Mais les désirs inconscients et les événements de l’existence la mettent fréquemment en péril, créant des conflits dont la tension n’a d’autre choix que se déverser dans le somatique, ce qui le fait dysfonctionner. Un exemple l’illustrera tout à l’heure.
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Que ce soit dans la clinique des névroses, en psychosomatique ou quant au processus créateur, la question de l’identité nécessite de prendre en compte à la fois la dimension inconsciente et les circonstances de vie du sujet. Effectivement, on ne peut pas expliciter toutes les productions humaines uniquement par rapport à l’inconscient, ni seulement comme une réaction aux événements actuels. Il y a une combinaison de ces deux déterminants. Dans Les maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique, j’ai développé un modèle qui prend précisément en compte ces deux éléments (Lysek, 2015). Ce modèle est très utile dans la pratique et il permettra ici de visualiser quelques liens entre identité, psychosomatique et créativité. Il a pour axe la notion de résonance. Voici de quoi il s’agit. L’expérience montre que les somatisations proviennent le plus souvent d’une résonance entre un vécu actuel et un vécu passé mémorisé dans les profondeurs du psychisme. Effectivement, pour causer une maladie psychosomatique, il faut une prédisposition dans l’histoire du sujet, ayant formé une zone sensible dans son psychisme, que certaines circonstances vont mobiliser. J’appelle résonance l’écho que des vécus actuels provoquent dans la mémoire inconsciente du sujet, y réactivant d’antiques vécus refoulés. Les vécus réactivés tendent alors à se projeter dans le corps et à s’y reproduire, mis en scène et transposés sous la forme d’une somatisation. Cette projection constitue – selon l’expression de Jeanparis – une solution somatique à la désorganisation psychique causée par la résonance. Lorsque la résonance est forte et durable, le sujet peut en arriver à s’identifier à sa maladie, ce qui tend à la chroniciser. La maladie fait désormais partie de son identité ! En pratique, l’idéal serait évidemment d’intervenir avant que le sujet en arrive là.
Résumons cela avec un exemple. Une femme en fin de trentaine, que j’appellerai Julie, rapporte au début de son analyse qu’elle souffre depuis son adolescence de gastro-entérites qui la laissent amaigrie et épuisée.
Au cours de son travail analytique, Julie découvre que les gastro-entérites tendent à survenir quand elle se sent trahie par une femme qu’elle aime bien. Avant son analyse, elle ne s’en rendait pas compte, car ce sentiment de trahison était refoulé et cette impression de trahison ne parvenait pas à la conscience.
Sa dernière crise digestive illustre bien le rapport refoulé à la trahison. Juste avant ses vacances, Julie a une bonne idée pour améliorer un aspect chaotique du travail dans le bureau qui l’emploie. Elle en parle confidentiellement à une collègue qu’elle considère comme une amie. Or, cette « amie » profite de son absence pour s’emparer de son idée : elle la soumet à leur chef qui la trouve excellente et lui promet un avancement. Lorsqu’elle reprend le travail, Julie découvre que son idée, à peine modifiée, est déjà mise en application ! Furieuse, elle interpelle sa collègue, qui nie toute responsabilité, disant que, par pure coïncidence, la direction a pensé à une solution semblable et vient de la leur imposer. Julie ne peut rien faire car cette collègue a toujours joui des faveurs de leur chef. Elle ravale donc sa colère. Le refoulement l’amène à penser que sa collègue est de bonne foi et elle « oublie » cet événement. Peu après, elle fait une gastro-entérite qui la maintient quelques jours éloignée de son lieu de travail.
En fait, comme son analyse le révélera, cette femme contient en elle, bien cachée dans son inconscient, une autre Julie dont elle ne soupçonnait pas l’existence : cette identité cachée est celle d’une passionaria assoiffée de vengeance. Sa maladie psychosomatique permet à cette face cachée de se manifester de manière explosive, par des vomissements incarnant un vécu de rejet. Voyons maintenant ce qui est arrivé dans le passé de Julie pour qu’elle ait cette sensibilité à la trahison.
Au fil de l’analyse, le thème des gastro-entérites va s’associer avec différents vécus de trahison féminine. Julie découvre que ses problèmes digestifs surviennent quand elle se sent victime de la duplicité d’une femme avec qui elle a un rapport affectif intense. Après cette prise de conscience, elle va revivre avec émotion un événement survenu alors qu’elle était au collège : elle avait fait un mauvais coup avec une cousine qu’elle adorait. Quand le forfait a été découvert, la cousine a joué les saintes-nitouches et Julie, incapable de mentir, a dû assumer seule la responsabilité de ce qu’elles avaient fait. Comme punition, on l’envoie continuer sa scolarité dans un pensionnat. Sur le divan, elle a cette expression : « je ne m’en rendais absolument pas compte, mais je n’ai jamais pu avaler cette couleuvre ! ».
Un peu plus tard, Julie a pris conscience que la relation entre sa mère et elle était ambivalente. La petite Julie avait une relation très tendre avec son père, relation qui suscitait une rivalité de sa mère, se manifestant par des punitions injustes. Ensuite, sa mère se faisait pardonner en gavant sa fille de sucreries ; elle en avalait jusqu’à la nausée. Cette ambivalence maternelle a suscité en Julie une colère et un désir de vengeance, qui ont été refoulés. Elle a ainsi inconsciemment nié l’attitude rejetante de sa mère et s’est construit une identité de personne toujours aimée, qui ne risque donc pas d’être rejetée.
Devenue adulte, Julie a un système digestif qui se comporte comme s’il répondait à un conflit au niveau de son identité inconsciente. Voyons comment. Une attitude de duplicité féminine dans sa vie actuelle réveille la souffrance et la colère liées à ses vécus anciens de trahison maternelle. La mémoire du passé est mise en résonance par cet événement présent, provoquant un conflit identitaire : d’une part, cela réactive son identité de passionaria vengeresse ; d’autre part, cela bute contre son identité défensive, celle d’une personne toujours aimée. La résonance provoque alors une gastro-entérite, solution somatique au vacillement identitaire.
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L’identité axée sur la maladie nous a apparemment éloignés de la question de la créativité. Au cours d’une analyse ou d’une thérapie, on constate en effet qu’une telle identité tend à imposer des comportements répétitifs et autocentrés qui restreignent beaucoup le champ relationnel du sujet. Il en résulte une attitude assez fermée et étroite face à la vie. En somme, cette forme d’identité est plutôt anticréative. Et pourtant il y a un point de conjonction entre les mécanismes de somatisation et le processus créateur. On peut bien le visualiser par le modèle de la résonance. Ce modèle nous permettra aussi de faire une incursion dans l’art-thérapie : comme une partie du processus créateur obéit au même mécanisme que la maladie psychosomatique, une dynamique de création peut prendre la place d’une somatisation. Il semble même que l’expression des potentialités créatrices du sujet facilite l’assouplissement de l’identité plombée par la maladie, ce qui peut aussi modifier la psychosomatique de la personne.
Voyons comment, en reprenant la conception du processus créateur présentée dans Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse. La création résulte d’un processus trop complexe pour en faire une description complète ici. Je ne signalerai que les éléments en rapport avec l’identité et la psychosomatique.
La création ne surgit pas du néant, c’est une banalité de le dire. Elle jaillit parfois d’une source purement interne, comme un rêve ou un fantasme. Mais elle provient le plus souvent d’une résonance entre un vécu du présent et des éléments de la mémoire inconsciente. Comme la somatisation, donc. Et dans les deux cas, cette résonance provoque des mouvements psychiques inconscients. Il s’agit là d’un tronc commun que le processus créateur partage avec la somatisation.
Lors d’une maladie psychosomatique ce sont des vécus conflictuels (et parfois traumatiques) qui sont réactivés. Ils sont chargés de tension et cette tension se répartit sur des représentations d’organes ou de fonctions corporelles. Les représentations du somatique ainsi mobilisées servent d’exutoire à la tension, en la « vidant » dans les organes ou les fonctions corporelles auxquels ces vécus sont reliés. Ainsi, ces représentations ne sont pas engagées dans un travail d’élaboration psychique. Il y a bien un lien entre les représentations et les entités corporelles atteintes, mais ce lien n’est pas mentalisé : la décharge passe par des mécanismes hormonaux, immunologiques, nerveux, etc.
Elle court-circuite le mental, utilisant la capacité d’interaction esprit-corps pour résoudre la problématique psychique, en l’occurrence fréquemment un vacillement identitaire. Il se produit donc une sorte de recombinaison corporelle, qui finit par former une pathologie psychosomatique. Dans ce cas, au bout du tronc commun la tension a été détournée vers une voie somatique.
Au contraire, le cheminement vers une création emprunte une voie psychique à la fin du tronc commun. Il y a aussi une mise en résonance qui réactive des contenus psychiques, mais dans ce cas, le psychisme est perméable et il peut élaborer les éléments réactivés. Avec Daniela Gariglio, on a appelé ce processus élaboration recombinative : les représentations et les émotions mobilisés s’associent avec des vécus bien-être mémorisées dans le psychisme inconscient. Cela leur permet de s’élaborer et de se combiner avec des rejetons du refoulé ayant perdu leur charge traumatique, puis avec d’autres contenus psychiques tels que des souvenirs personnels ou familiaux, un fonds culturel, des acquis scolaires, des fantasmes, des images oniriques… Cet assemblage forme un objet psychique recombiné qui peut être projeté à l’extérieur en l’adaptant aux exigences de la réalité. Quand la créativité est surtout reliée à des expériences de bien-être, cela la rend équilibrante ; elle devient un facteur d’évolution positive du sujet, lui permettant de développer et d’exprimer des composantes innovantes de lui-même (Gariglio, 2009). Lorsque l’élaboration recombinative intègre majoritairement des vécus conflictuels, voire traumatiques, elle donne lieu à une créativité symptôme ou, au mieux, à une sublimation.
Revenons à Julie. Vers la fin de son analyse, elle a pu dépasser le traumatisme des relations difficiles qu’elle a eues avec sa mère et de la trahison de sa cousine. Elle a pu se mettre en contact avec des souvenirs de bien-être vécu avec son père. Elle a ainsi pu découvrir une autre identité inconsciente, celle d’une petite fille choyée par un père qui l’adorait. Son identité défensive de personne aimée était donc basée sur un vécu réel, que la levée du refoulement a réactivé. L’analyse a permis à ce vécu de s’élaborer. Julie décide alors de changer de travail. Elle suit une formation de design, un métier qui est proche de celui de son père, et elle devient indépendante en travaillant seule dans cette nouvelle activité. Là, elle n’a plus à craindre la perfidie de collègues !
En conclusion, la notion de résonance s’est montrée utile pour conjuguer la question de l’identité avec celles des maladies psychosomatiques et de la créativité. Elle fournit des points de repère importants dans la pratique. En particulier, elle aide à visualiser ce qui se passe à la bifurcation entre formation de symptôme et processus créateur, ce qui peut se révéler utile lorsqu’on tente de dévier la dynamique pathogène vers la création. Bien qu’elle soit issue de la psychanalyse, la notion de résonance convient aussi à l’art-thérapie. Dans ce contexte également, des personnes présentant des troubles psychosomatiques peuvent évoluer vers une personnalité plus ouverte, et ayant moins tendance à somatiser. Comme en analyse, des vécus traumatiques peuvent s’exprimer en art-thérapie et se désactiver, au moins partiellement. Le sujet arrive alors souvent à se mettre en contact avec des vécus de bien-être, ainsi que le signale Marie-Odile Brêthes dans ses travaux d’art-thérapie évolutive. Il n’est pas rare que la personne qui a fait une analyse ou une thérapie développe une activité créatrice épanouissante. Au point de vue thérapeutique, peu importe qu’elle ait un talent artistique ou pas. La création contribuera à renforcer son identité et à en harmoniser les différentes facettes. Cette personne se sentira mieux dans sa peau et parviendra probablement mettre à distance une partie de ses souffrances.
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