Impressions de lecture

J’ai écrit ce texte en italien comme postface à un livre de Daniela Gariglio : PENSIERI SPARSI DI UNA PSICOANANALISTA a volte sorridente e a tratti un po’ ironica (Pensées éparses d’une psychanalyste parfois souriante et par-ci par-là un peu ironique), Araba Fenice, 2017. Il a paru en position de postface, mais il aurait out aussi bien en être la préface, car il vise plus à inciter à lire le livre plutôt qu’à le conclure.

Quoi qu’il en soit j’encourage vivement ceux et celles qui lisent l’italien à savourer les écrits de Daniela Gariglio. Outre ses quakités d’analyste, elle a un grand talent littéraire et poétique. Ce talent lui a été reconnu puisqu’elle a été récompensée par des prix littéraires et qu’elle a  droit à figurer dans une encyclopédie de la littérature italienne.

Freud affirmait que la psychanalyse infligeait à l’Homme sa 3eme grande blessure narcissique. Copernic avait démontré que la terre n’était pas le centre de l’univers, Darwin avait établi que l’être humain provenait d’une longue évolution animale, et voilà que Freud  révélait au monde que sa glorieuse conscience n’était pas seule à bord de son psychisme ; pire, il la soumettait aux obscurs contenus de  l’inconscient.                                 

Or, notre inconscient porte des traces de pulsions égoïstes et amorales. Il abrite des désirs archaïques et irréalistes, mais qui ne renoncent pas pour autant à leur impérieuse nécessité de se réaliser. Que de conflits cela entraîne ! Je n’insiste pas sur les impasses relationnelles, les agressions sanglantes et les drames personnels que cela suscite. Depuis 100 ans la littérature psychanalytique en a explicité les tenants et aboutissants. Et l’histoire du XXème siècle, avec ses massacres atroces, a confirmé que les utopistes – genre rousseauistes – qui voyaient l’homme comme un être foncièrement bon se trompaient.

Cela a propagé un certain pessimisme freudien. Mais le XXème siècle a aussi été une ère d’immenses progrès et de grandes créations. Décidément, si l’inconscient joue aussi un rôle dans ces grandes productions humaines – et tout l’indique –, il doit bien contenir quelque chose de positif, une clarté, à la manière des étoiles qui parsèment de points lumineux l’immensité obscure du ciel.

La psychanalyse est une science humaine. Il me semble qu’il ne faut pas simplement l’entendre en opposition aux sciences exactes, mais également dans le sens d’une science de l’humain en l’Homme[1], en somme d’une science de ce qu’il y a d’humain dans la vie psychique. Pour y découvrir autant le meilleur que le pire. C’est ainsi que certains psychanalystes parviennent à diluer le pessimisme freudien dans une telle dose d’humanisme qu’on reprend espoir : même en connaissant l’inconscient et sa noirceur, on peut trouver du bon en l’être humain et saisir que ce bon vient aussi des profondeurs de notre psychisme.

Les Pensées éparses que Daniela Gariglio nous offre s’inscrivent dans cette veine. Mieux elles vont plus loin. Elles expriment une très grande humanité, une qualité rare et précieuse, qui fait de ces courts textes autant de petites injections d’une pensée non seulement humaniste, mais profondément humaine. Certains textes sont presque des aphorismes, qu’on peut emporter avec soi pour garder espoir quand la noirceur du monde et de l’Homme risqueraient de nous submerger.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, Daniela Gariglio est avant tout une analyste freudienne. Elle ne se fait aucune illusion sur les contenus de notre inconscient. Elle ne distille pas un discours superficiel et factice, censé mettre du baume sur les plaies de l’humanité. Elle cherche l’authenticité. Elle parle vrai, en allant au-delà des apparences, mais elle ne s’arrête pas aux contenus  inconscients traumatiques et sources de conflits psychiques. Elle met son expérience d’analyste au service d’une sorte de philosophie de la vie, dégageant ces points de lumière qu’on peut trouver dans l’inconscient quand on sait les débusquer.

On pourrait comparer sa démarche à celle de Pierre Soulages. Depuis une quarantaine d’années, ce peintre traite le noir de manière à en faire ressortir mille chatoiements de lumière. Ainsi une sorte de force vitale ressort de l’obscur, générant une formidable émotion artistique chez  celui qui la regarde. Il appelle « outrenoir » ce « noir lumière ». Comme le disent E. Notter et J. Chevrier : « si depuis la théorie des couleurs d’Isaac Newton le noir a été considéré comme une non-couleur, absorbant toute lumière, il est au contraire appréhendé par le peintre comme le moyen même de révéler et de conduire cette dernière »[2].

On a l’impression, à lire ces Pensées éparses de Daniela Gariglio, qu’elle a accompli avec les mots le même chemin que Soulages : travailler le noir du psychisme jusqu’à en sortir un effet de lumière et une matière vibrante de vie. Certes, il faut mettre cela en rapport avec les découvertes originales exposées dans Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse : l’existence, dans les tréfonds de notre âme, de traces d’expériences précoces de bien-être, conservées au sein de l’inconscient comme autant de germes pour une existence créative[3]. Mais il y a plus dans certaines pages de Pensées éparses. Car, si tous les textes de ce recueil ne sont pas d’égale valeur, nombre d’entre eux sont des sortes de joyaux poétiques. Le langage analytique de Daniela Gariglio parvient à susciter une émotion artistique. Dans la littérature spécialisée, une telle rencontre entre psychanalyse et poésie est rarissime. Elle contribue grandement au plaisir que procure  la lecture de ce livre.

© Daniel Lysek pour la version française

[1] Le terme Homme est utilisé ici en tant qu’espèce et non en tant que genre, d’où la majuscule.

[2] E. Notter, J. Chevrier, Les outrenoirs de Pierre Soulages à la lumière de la science, www.artlab@epfl.ch

[3] D. Lysek & D. Gariglio, Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse. L’Âge d’Homme, 2008.

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