Angoisse de séparation, répétition et créativité

Communication à la Journée de Printemps de la SFPE (Société Française de Psychopathologie de l’Expression), Angoisse et Création, Dijon, 23 juin 2007. Par Daniel LYSEK

Résumé

Un vécu angoissant de séparation peut donner lieu à une répétition névrotique ou engendrer un processus créateur. En analysant ce phénomène, on constate que l’aiguillage vers la créativité se fait quand l’état psychique permet aux éléments conflictuels de se modifier au contact d’expériences de bien-être mémorisées dans le psychisme profond. Il apparaît aussi que le travail de création permet de surmonter les vécus de vide dus à la séparation grâce à un mécanisme spécifique – l’élaboration recombinative – qui associe ces informations de bien-être à d’autres matériaux psychiques pour former un objet original.

Mots clefs : vide, expérience de bien-être, élaboration recombinative.

SEPARATION ANXIETY, REPETITION AND CREATIVITY

Summary

Separation anxiety can produce a nevrotic repetition or generate a creative process. By analyzing this phenomenon, one notes that shunting towards creativity happens when the psychic state allows the conflictual elements to be changed by getting in touch with well-being experiences remembered in deep psyche. It also appears that the creative work makes it possible to surmount the experiences of void coming from separation thanks to a specific mechanism – the combining working-through – which brings these well-being informations together with other psychic materials to form an original object.

Key words : void, well-beeing experience, combining working-through.

La pratique réserve de multiples surprises au clinicien quant à la créativité. Ainsi en est-il allé d’un travail analytique avec une femme anxieuse dont la symptomatologie s’exacerbait chaque fois qu’elle se trouvait confrontée à une séparation, réelle ou fantasmée. Lorsque la perte résonnait profondément en elle, l’angoisse débordait, ce qui provoquait une répétition névrotique, généralement sous forme de boulimie compulsive. Au cours de son analyse, nous avons pu ramener la symptomatologie abandonnique à l’image d’une mère égocentrique et avare d’affection, se plaignant sans cesse de devoir élever sa fille seule, car le père avait disparu peu après la naissance. L’absence du père a été revécue dramatiquement dans le transfert où le silence et la neutralité de l’analyste furent souvent ressentis comme du désintérêt, voire du rejet.

Or, il va se produire un fait inattendu lors d’une suspension des séances pour les vacances. Avant la pause, le thème de la séparation se présente d’abord sous le manteau de plaintes quant au peu de résultats du travail analytique, dont l’analysée voit la preuve dans le fait qu’elle a encore grossi. Rapidement, les associations connectent ce matériel à  des vécus d’abandon qui remontent à l’enfance et qui s’extériorisent avec d’intenses décharges émotionnelles. La tonalité de la dernière séance reste dramatique, mais un matériel inédit se glisse parmi les plaintes et les revendications affectives : l’analysée se souvient de ses vacances à la campagne, chez une tante qu’elle décrit comme aussi douce et enveloppante que sa mère était dure et sèche. Ce revécu des séjours chez la tante ressemble à un coin de ciel bleu dans un temps d’orage. Après avoir à nouveau ressenti la tendresse éprouvée chez sa tante, l’analysée parle du garçon qu’elle y a rencontré à 15 ans. Prise dans des vagues de nostalgie, elle revit leur relation amoureuse, la sensation d’être aimée pour la première fois de sa vie, les lettres passionnées qu’ils ont échangées pendant des mois, jusqu’à ce que la vie se charge de réduire en cendres cet amour juvénile, comme d’ailleurs les lettres du jeune homme qu’elle a brûlées un jour où la séparation la faisait trop souffrir. Et le ciel analytique s’assombrit de nouveau.

La tranche de travail s’est conclue avec l’interprétation transférentielle du vécu actuel, interprétation qui a calmé un peu la tempête, sans faire revenir le soleil qui avait fait une brève apparition. Trop occupés à interpréter le chagrin d’amour, nous n’avons pas attaché une importance particulière aux différents souvenirs de tendresse et d’affection qui étaient associés aux vacances chez la tante. Si ces éléments avaient l’air secondaires sur le moment, la suite montrera qu’ils avaient au contraire une grande importance, car une chose surprenante se  produira pendant la pause.

Lorsque nous reprenons les séances, l’analysée raconte ce qui s’est passé dans l’intervalle, mais sans se plaindre comme à son habitude. Elle a effectivement surmonté rapidement le désarroi dû à la suspension du travail. De manière étonnante, elle a profité du temps libéré pour s’inscrire à un atelier d’écriture qui débutait justement ces jours-là. En deux semaines, elle a écrit un bref récit d’aventures fantastiques qui, selon l’animatrice du stage, pourrait plaire à de jeunes lecteurs s’il était retravaillé.

 

L’analyse de la poussée créative des vacances a révélé une identification transférentielle. Peu de temps avant l’interruption du travail, l’analysée avait lu une  de mes publications et elle avait imaginé que je passerais mes vacances à écrire dans une maison de campagne. Elle avait alors vite réprimé ce fantasme et ne l’avait pas apporté en séance, mais elle le relie maintenant à son adolescence et à ce qu’elle a vécu chez sa tante.

Par la suite, cette femme n’a pas continué à écrire, toutefois elle a développé une autre créativité. Elle s’est engagée dans une association de bénévoles organisant des loisirs pour des jeunes défavorisés. Déployant une grande inventivité, elle a dépoussiéré les activités proposées par l’association et en a imaginé de nouvelles, à connotation artistique. Comme cette forme de créativité exprimait des ressources personnelles et non plus une identification, elle s’est maintenue au fil du temps.

Avec Daniela Gariglio, nous nous intéressons depuis plusieurs années aux évolutions créatives qui se produisent en analyse ou en psychothérapie analytique (Gariglio & Lysek, 2003). Nous avons constaté qu’elles sont fréquentes. Elles ne devraient donc pas étonner. Et pourtant, l’évolution vers la créativité arrive souvent de façon imprévue, comme dans l’exemple ci-dessus. Créer c’est aussi créer la surprise : les  personnes avec qui on travaille se mettent parfois à devenir créatives au moment où l’on s’y attend le moins ou d’une manière qu’on ne suspectait pas.

La plupart du temps, cette créativité suscite une émotion positive chez l’analyste ou le thérapeute. Est-ce parce que cela fait écho à un archaïque plaisir d’explorer ? Cela tient-il au pouvoir qu’ont certaines créations de réveiller en nous une sorte d’émerveillement enfantin devant la découverte ? L’affect positif que suscite une création provient certainement d’un lien intime avec la pulsion de vie. Mais quel rôle joue alors la pulsion de mort, dont on connaît bien les rapports avec la créativité ?

Le titre de ce travail suggère que la notion d’angoisse de séparation contribue à éclairer ces questions. L’expérience tend en effet à montrer que des vécus angoissants de perte et de séparation (donc de désunion ressortant de la pulsion de mort) peuvent, dans certaines conditions, mettre en route un processus créateur, exprimant ainsi une certaine liberté intérieure. Dans d’autres circonstances, les mêmes vécus sont susceptibles de déclencher une répétition, mécanisme central du symptôme névrotique, qui est limitation de la liberté de penser et de la capacité d’agir, en somme une réaction anticréative. Il y aurait donc une sorte de transformateur psychique pouvant convertir les facteurs d’angoisse en processus créateur, au lieu qu’ils dégénèrent en symptômes. Si une intervention analytique (ou d’inspiration analytique) parvient à faire bouger quelque chose à ce niveau, l’aiguillage vers la dynamique créatrice devrait en être favorisé. Cela incite à explorer ce qui s’y passe, au risque d’être réducteur, car il y a évidemment des ponts et des chevauchements entre ces deux voies.

Qu’une expression soit symptomatique ou créative, elle traduit des ingrédients inconscients ayant cheminé de la profondeur du psychisme à la superficie, avant de se manifester. Au hasard des carrefours où certains de ces ingrédients se rencontrent, un signal d’angoisse (Freud, 1926) se produit si cette rencontre résonne comme un danger (réel ou fantasmé, actuel ou écho d’un péril passé). C’est ce qui se arrive lorsqu’une perte ou une séparation actuelle réactive la trace de situations analogues mal vécues autrefois et dont la blessure n’a jamais vraiment cicatrisé.

La perte ou la séparation présente apparaît parfois au premier plan, comme c’est le cas dans un deuil, une rupture amoureuse, un licenciement… Mais elle est souvent subtile, voire microscopique, ou elle n’est pas verbalisée parce que le sujet se défend contre elle ; dans ces cas, elle s’exprime indirectement dans les associations libres, si bien que l’analyste peut la déceler même si elle n’est pas mentionnée explicitement. De toute manière, elle trouve un écho dans la mémoire inconsciente. Effectivement, une perte ou une séparation analogue avait eu lieu durant les premières années de vie et elle avait été refoulée. Effacée de la conscience, elle reste inscrite dans l’inconscient. Au moment où l’actuel entre en résonance avec le refoulé, un signal d’angoisse est émis.

Jusqu’à ce point, les mécanismes de la répétition névrotique et de la création sont identiques. Mais ils vont diverger à partir de là. Selon l’intensité de l’angoisse et la façon dont le moi parvient à la traiter, il y aura formation d’un symptôme névrotique ou mise en route d’un processus créateur. Dans la première situation, le moi est débordé par le refoulé qui fait retour et, incapable de le gérer autrement, il y oppose des mécanismes de défense. On pourrait dire que l’écho du passé dans le présent fait entrer le refoulé par effraction dans le préconscient qui le refuse ; le moi mobilise alors son énergie pour un traitement d’urgence : il réactualise un ancien schéma affectif, fantasmatique ou comportemental, puis il le projette à l’extérieur. Le schéma se matérialise dans la réalité sous forme de répétition névrotique. La montée d’angoisse est jugulée, mais à quel prix ! Le sujet paie ce sauvetage par une limitation de sa liberté d’action et de pensée, par l’étouffement d’une partie de ses potentialités créatrices !

Ce genre de répétition est très fréquent, citons comme exemple : tomber systématiquement amoureux de personnes qui vous font souffrir, échouer plusieurs fois à des examens pourtant bien préparés, se retrouver régulièrement le bouc émissaire d’un groupe, rater des rendez-vous importants, etc. En analysant ces répétitions, on découvre qu’elles réactualisent une expérience refoulée, ce qui est un moyen pour l’inconscient d’abaisser la tension en son sein : même si le résultat est catastrophique dans la réalité, cela satisfait l’inconscient, qui ne se soucie pas de la réalité.

Or, bien que l’expérience originaire puisse être de nature diverse, on constate qu’elle est systématiquement  associée à un vécu de perte ou de séparation. Comme illustrations, mentionnons quelques expériences clés du développement de l’enfant. Quand un nourrisson a faim et que le sein maternel (ou le biberon) lui manque, il ne peut concevoir qu’il le retrouvera, il vit cela comme une disparition définitive ; cette perte originaire forme, selon Melanie Klein, le prototype inconscient des dépressions adultes, mais aussi de la créativité, j’y reviendrai. Entre deux et trois ans, au stade anal, l’enfant considère que ses selles sont une partie de lui-même ; il vit leur expulsion comme l’amputation d’une partie de lui-même ; si cette perte est forcée, et donc traumatique, elle peut se répéter dans des rituels obsessionnels ; si elle se vit comme un cadeau bienvenu, elle peut constituer une expérience de bien-être. Plus tard, l’enfant passe par l’Œdipe. Il va alors désirer  s’unir sexuellement à un de ses parents et éliminer l’autre ; ces désirs se heurtent à la réalité et aux interdits transmis héréditairement (tabous de l’inceste et du meurtre) ; les désirs oedipiens ne peuvent se réaliser directement dans la réalité : leur objet étant un parent, il est frappé d’interdit et à jamais perdu comme objet pulsionnel, ce que l’enfant ressent comme une séparation dramatique. Cela est vrai jusqu’à ce qu’il arrive à sublimer ses désirs œdipiens.  Et on retrouvera là la question de la création.

Si le titre de ce travail parle d’angoisse de séparation et non de perte, c’est précisément parce que la séparation concerne l’individu dans son ensemble et qu’elle intègre les différentes modalités de perte : perte de l’objet oral ou anal, castration, perte d’amour… En effet, toute perte implique une situation de séparation vécue selon la relation d’objet qui a cours au moment où elle survient : vécu de défusion, de désunion, de coupure, rejet, abandon, disparition, isolement… Ces vécus de séparation sont mémorisés dans le psychisme. Ils s’inscrivent de manière indélébile dans l’inconscient du sujet. Le problème, c’est qu’ils portent une charge affective : si la séparation a causé une souffrance importante, le psychisme en garde aussi le souvenir. Et cela donnera précisément lieu à l’angoisse de séparation.

Ces données ressortent directement de l’expérience clinique. Mais si on accepte de faire un pas de plus – au risque d’être un peu spéculatif –, on peut concevoir que toute perte met en jeu un dénominateur commun fondamental : elle crée un vide. Prototype des angoisses de perte et de séparation, l’angoisse de vide serait en rapport direct avec la pulsion de mort, dont Fanti a montré de manière convaincante qu’elle pousse plutôt à faire le vide qu’à retourner à l’inorganique (Fanti, 1981). Quoi qu’il en soit, toute séparation ouvre un vide et implique un vécu de vide. Un tel vécu peut aller jusqu’à la crainte d’être aspiré par le vide et de s’y dissoudre. N’oublions pas qu’on se situe là au niveau de la pensée irrationnelle du petit enfant, dont l’inconscient de l’adulte garde des traces !  Lorsque la séparation a été vécue comme une menace pour l’intégrité du sujet, la réactivation de cette situation chez l’adulte provoque un manque intolérable : la souffrance vécue à l’époque se réactive aussi, provoquant de l’angoisse. A l’insu du sujet, la répétition névrotique tente d’abolir la séparation, en trouvant des substituts à l’objet perdu. Cela se fait évidemment selon les mécanismes (irrationnels) de l’inconscient. Le sujet est contraint de reproduire dans la réalité extérieure l’expérience originaire. Autrement dit, son inconscient le pousse irrésistiblement à répéter le vécu de séparation. La répétition évite l’éclatement du psychisme dans un vide mortifère, mais elle se paie par une limitation des potentialités existentielles de la personne.

Ce mécanisme est bien connu. Il méritait d’être rappelé ici parce qu’il concerne tout particulièrement la créativité naturelle de l’être. Effectivement, le processus créateur s’articule sur la même base que la répétition névrotique. Lorsqu’on analyse le cheminement intérieur qui conduit à une création, on peut mettre en évidence les mêmes vécus de séparation, les mêmes objets perdus et les mêmes ressentis de manque que dans une répétition névrotique. La pratique confirme donc ce que la théorie indique : on sait depuis Freud que le travail psychique visant à surmonter des pertes/séparations joue un rôle déterminant dans la constitution du sujet.

Retournons donc au développement psychique de l’enfant. Vers 8 à 12 mois, le bébé va commencer à relier la désagréable sensation de faim à l’absence de sa mère (ou de la personne qui en fait office). C’est ainsi par la reconnaissance de l’absence de l’objet de ses pulsions orales que le nourrisson va reconnaître sa mère comme personne, étape cruciale pour accéder à la conscience de lui-même, puis à l’autonomie (Freud, 1905 & 1920). Or, il s’agit là des bases inconscientes sur lesquelles s’appuie tout processus de création.

Melanie Klein est la première à avoir fait le joint entre ces mécanismes et la créativité. Selon elle, le nourrisson répare la perte de l’objet-sein par la création imaginaire d’un  objet psychique (Klein, 1929). D. W. Vinnicott a approfondi l’œuvre de pionnier de Melanie Klein. Voici ce qu’il a montré. L’embryon de créativité décrit par Melanie Klein gagnera la réalité extérieure quand le bébé pourra se créer un « objet transitionnel » substituant l’objet perdu. Pour Winnicott, le phénomène transitionnel constitue une sorte de « créativité primaire » qu’on retrouve à la base de toute activité artistique, imaginaire et scientifique (Winnicott, 1953). Par la suite, Lacan a développé la question de l’objet perdu et du manque, insistant en particulier sur le rôle déterminant des équivalences symboliques du phallus tant dans la dynamique névrotique que dans le processus créateur (Lacan, 1966).

Tout cela ne serait que théorie – certes une belle théorie, mais un peu stérile – s’il n’y avait pas un aiguillage entre répétition et création. Or on peut tenter d’agir sur cet aiguillage dans la pratique.

Envisageons donc comment la dynamique d’une analyse peut – à partir de vécus centrés sur une sensation de séparation, de perte, de vide – favoriser la transition d’une tendance à la répétition névrotique vers une dynamique de création. Pour ce faire, il faudra faire un crochet  par une des spécificités de la micropsychanalyse, les longues séances (je m’en excuse auprès de ceux que cela n’intéresse pas spécialement). Elles fournissent en effet les indications dont nous avons besoin. En longues séances, les associations libres se développent de manière extensive, jusqu’à former de grandes chaînes qui dégagent d’elles-mêmes les contenus psychiques profonds : un élément verbalisé à un certain moment revient spontanément plus tard dans le discours, après que d’autres choses aient été abordées entre temps ; le retour au premier plan de cet élément de départ ne doit rien au hasard : il revient parce que les associations exprimées au cours de cette séance permettent la prise de conscience de ce qui le détermine dans l’inconscient, c’est-à-dire de son sens latent. C’est ce que j’appelle une boucle associative (Lysek, 2007). Ayant explicité le développement d’une boucle associative, je peux revenir au passage d’une répétition à une création. Lorsqu’un acte créateur est décortiqué au sein d’une boucle associative, les associations libres remontent naturellement les étapes au cours desquelles il s’est préparé et elles finissent par révéler les mécanismes inconscients qui l’ont engendré.

On peut en tirer quelques hypothèses à propos de l’aiguillage répétition/création. Quand un conflit important colonise le psychisme de la personne, une séparation ou une perte dans le présent réveille la souffrance d’autrefois, celle que des vécus analogues ont causée dans le passé. Il s’ensuit la formation d’une répétition; autrement dit, il se produit un symptôme, qui laisse peu de place à une activité créative. Effectivement, la tension inconsciente est telle qu’elle doit impérativement se décharger en empruntant une voie déjà frayée, celle d’une répétition. Soit-dit en passant, je ne parle pas ici des artistes très névrosés dont les conflits psychiques sont sources d’œuvres puissantes. Leur processus créateur – plus complexe que celui décrit ici – diffère de celui du commun des mortels et mériterait une description qui dépasserait largement le cadre de cet article. Il faudrait en particulier parler longuement de la pulsion créatrice ; il s’agit d’une pulsion autonome, dépendant directement de la pulsion de vie, et non un simple dérivé d’une pulsion sexuelle ; Daniela Gariglio et moi-même en avons émis l’hypothèse dans Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse (op.cit., 2008). Revenons donc à ce qui nous occupe aujourd’hui. Rappelons-le, j’envisage ici une créativité à la portée de tous, consistant simplement à apporter des changements positifs dans sa vie et/ou dans ses relations à l’entourage.

Une fois la tension suffisamment abaissée, les matériaux de la répétition peuvent évoluer, se transformer et alimenter un processus créateur. Les vécus de séparation exprimés sous forme répétitive dans le symptôme se trouvent dès lors élaborés et transposés dans une œuvre qui exprime le conflit de manière plus ou moins sublimée. C’est très simple, me dira-t-on, tout le monde devrait s’y mettre ! Mais il y un hic, ça ne se passera pas sans encombre ! Car il y a les effets du refoulement : le refoulé est un point de blocage, générateur de stase et de tension psychique.

Si l’obstacle du refoulement n’est pas contourné, la créativité a peu de chances de se dérouler dans une atmosphère sereine, elle se fera péniblement, au prix d’une certaine dose de souffrance, freinée chaque fois que le refoulement s’y oppose. Si elle contribue quand même à juguler une montée d’angoisse incontrôlable, elle ne procure pas l’apaisement que la résolution des conflits apporterait. D’ailleurs un fond d’angoisse persiste presque toujours, dont témoignent la tension de celui qui crée, ses fréquentes somatisations et, de manière générale, le fait que la création est plus ou moins douloureuse.

Au contraire, quand il n’y a pas de conflit psychique à vif – parce que le refoulement a été levé ou est peu actif – la séparation peut être acceptée inconsciemment et elle sert alors de tremplin à un élan créateur. Dans ce cas, la création ne se ramènerait pas uniquement à une sublimation et elle sortirait du cadre de la répétition.

Quel en serait donc le mécanisme ? Deuxième parenthèse théorique. Aux fondements de notre psyché se trouvent deux pulsions : la pulsion de mort et la pulsion de vie ; si Freud les a conceptualisées comme un couple d’opposé, Fanti a montré qu’elles peuvent fonctionner en synergie, quand une pousse l’autre s’active aussi. Selon ce modèle, une séparation fait le jeu de la pulsion de mort, ce qui mobilise la pulsion de vie et fait ainsi germer la créativité. Voilà pour le mécanisme de base. A partir de là, il y a toutes les spécificités individuelles.

Chaque personne a ses propres contenus inconscients. Or, certains sont plus capables de provoquer un tel rebond de la pulsion de vie. Au fil des associations qui analysent une expression créatrice, un déterminant particulier fait régulièrement son apparition. Parmi les vécus de séparation et les îlots du refoulé, on remarque que se manifeste la mémoire d’expériences anciennes de détente, d’apaisement, de plénitude ou de satisfaction. Dans l’exemple de la femme anxieuse qui se met à écrire, il s’agissait des moments de tendresse et d’affection chez sa tante. En somme, on a tout lieu de penser que des vécus de bien-être réactivés participent à la créativité.

Avec D. Gariglio, nous considérons que la remise en circulation de ces traces constitue des « informations de bien-être » et nous émettons l’hypothèse qu’elles jouent un rôle essentiel dans le processus créateur. La créativité tiendrait précisément à la capacité inconsciente d’utiliser ces informations de bien-être pour élaborer les vécus plus ou moins angoissants de séparation et les recombiner avec des contenus psychiques structurants. Autrement dit, la recombinaison des contenus inconscients d’origine conflictuelle avec des informations de bien-être détournerait l’expression de ces contenus de la voie répétitive et leur permettrait d’alimenter une dynamique créative. Nous appelons ce processus « élaboration recombinative ».

A la place, il va se produire une élaboration au niveau préconscient, c’est-à-dire un travail d’association et de liaison du refoulé avec des éléments non conflictuels, en particulier avec des souvenirs où la pulsion de vie et l’autoconservation dominaient. La dynamique psychique se place alors sous le sceau de l’union et de la structuration. La perte s’élabore, la séparation devient gérable, le moment de vide devient fécond et ce vide peut s’ensemencer de mouvements créateurs. Le refoulé déconflictualisé s’allie alors à des informations de bien-être inhabituelles. Tous ces contenus psychiques, pressés de s’exprimer par la pulsion de vie, montent dans une couche plus superficielle de la psyché, qu’on appelle le préconscient.  Le préconscient contient ce que l’on a appris depuis l’âge scolaire, un fonds de données socioculturelles et la mémoire d’informations reçues du corps (variables biologiques, état hormonal, proprioception, perceptions…). Or, la créativité puise dans cet  immense réservoir. Le processus créateur en sélectionne certains éléments qui l’intéressent, il les combine avec ce qui remonte des profondeurs de l’inconscient multiples. Emportés par cette élaboration recombinative, les vécus de perte et de séparation se transforment en un objet psychique original, qui comble le manque en s’exprimant dans la réalité. La perte et la séparation deviennent comme le squelette de ce qui est créé, les contenus recombinés formant la chair qui l’entoure. En d’autres termes, quand il n’y a pas de dynamique névrotique, le moi est libre d’agencer de manière inédite tous les éléments dont il dispose et il le fait en exploitant la mémoire inconsciente des expériences de bien-être. C’est avec cette force de vie que le processus créateur accommode le refoulé pour fabriquer du neuf.

Lorsqu’un conflit psychique important a été résolu et que la tension psychique est particulièrement basse, nous avons également observé l’émergence d’une forme de créativité plaisante, s’exprimant dans un état de calme, de relaxation et d’euthymie. Nous avons présenté cette « créativité bien-être » au XVIIIe congrès de la S.I.P.E. (Gariglio & Lysek, 2006) et nous la décrivons en détail dans un ouvrage qui vient de paraître (Lysek & Gariglio, 2008). De manière très succincte, voici en quoi elle consiste.

Au point de vue de ses contenus, cette forme de création ne se distingue pas d’une sublimation réussie. Car, dans cette dernière, le refoulé (c’est-à-dire les désirs interdits et les vécus conflictuels) s’expriment de manière totalement transposée, si bien qu’ils ne  provoquent pas une réprobation de la conscience morale. La créativité bien-être se démarque plutôt par l’état affectif dans lequel elle se déroule, car elle s’accompagne d’affects plaisants : sentiment de faire quelque chose d’agréable, satisfaction retirée de ce qui est en train de se réaliser, impression d’harmonie intérieure et relationnelle, accord entre l’esprit et le corps, ressenti de fluidité dans la création, conscience d’agir sans tension majeure et de ne pas avoir à surmonter une résistance irritante… En somme un un sentiment de plénitude et d’être en parfait accord avec soi-même. C’est précisément pour cela que nous parlons de créativité bien-être. Evidemment, la description qui vient d’en être faite correspond aux cas les plus patents, où elle est à l’état pur, pourrait-on dire. En réalité, la créativité bien-être s’exprime souvent beaucoup plus discrètement, mélangée avec d’autres affects ou  de manière trop fugace pour être clairement perçue. Il n’en reste pas moins qu’elle ressemble un peu – au moins quand elle se manifeste pleinement – à la créativité des enfants et à la joie de s’exprimer qu’ils irradient.

Les caractéristiques de la créativité bien-être tiennent surtout aux vécus qui l’alimentent, une mémoire de moments plaisants et détendus. Mais aussi à la pulsion de vie qui lui permet de se concrétiser. Avec une touche finale provenant de l’élaboration recombinative, qui rameutent des représentations et des affects de bien-être et les mélangent aux vécus plaisants puisés dans l’inconscient. Et la séparation ou la perte, dans tout ça ? La créativité bien-être est aussi déclenchée par une séparation ou une perte dans le présent ; ce vécu actuel entre en résonance avec un vécu similaire refoulé, mais ce refoulé est peu anxiogène (soit parce qu’il ne heurte pas un tabou, soit parce qu’il a été désactivé par un travail personnel). Ainsi, il provoque pas une peur du vide. Au lieu d’être écrasées par la tension du refoulé, les informations de bien-être sont à la disposition du sujet, qui a toute latitude pour en faire ce qu’il veut. 

Autrement dit, la personne tolère la séparation et accepte la perte sans problèmes. La pulsion de vie a donc tout loisir de redistribuer l’énergie à partir des espaces ouverts par la pulsion de mort. De plus, les représentations et affects que la créativité bien-être extériorise sont en général acceptables par la conscience morale. Tout se passe comme si cette créativité coulait directement de la pulsion de vie et entretenait des liens plus étroits avec l’autoconservation qu’avec la sexualité refoulée. Ce serait pour cela qu’on ne constate pas de mobilisation défensive, ni de tension conflictuelle.

Ce modèle du fonctionnement créatif nous paraît intéressant parce qu’il provient de la pratique et qu’il lui est destiné. D’abord, il attire l’attention sur les informations de bien-être. Cela en vaut la peine, car elles se manifestent souvent de manière très discrète. Or, on peut aussi les exploiter quand elles sont à peine visibles. Ensuite, ce modèle donne des pistes pour intervenir dans les cas où un mal-être subsiste bien que ses déterminants inconscients aient été désactivés, ce qui arrive par exemple lorsque les capacités sublimatoires du sujet sont faibles. Il incite en particulier à travailler sur la résonance entre la séparation actuelle et le vécu inconscient analogue. Plutôt que de se borner à interpréter les formations de l’inconscient, il s’agirait en somme d’intervenir de façon ciblée sur la transformation. On vise ainsi à favoriser l’élaboration préconsciente en activant le travail de liaison, d’association et de recombinaison. Soit dit en passant cette manière de faire pourrait faire le joint entre la démarche analytique et l’approche contextuelle prônée par Boszormenyi-Nagy (Ducommun-Nagy, 2006). Quoi qu’il en soit, on a ainsi des chances de stimuler le moi à façonner des objets originaux et à les exprimer dans la réalité. Une intervention de ce type ne remplace évidemment pas les interprétations habituelles, mais elle peut leur faire suite. Cela accélère grandement un travail associatif qui tarderait à induire ces transformations. On agit alors en catalyseur accélérant une évolution vers la créativité qui, sinon, se ferait beaucoup plus lentement.

Bibliographie

Ducommun-Nagy C., Ces loyautés qui nous libèrent, Paris, J.-Cl. Lattès, 2006.

Gariglio D. & Lysek D., De l’obscurité à la clarté, évolution thérapeutique d’une formation de symptôme à la créativité, Revue Française de Psychiatrie et de Psychologie Médicale, juin 2003, t. VII, N° 67, pp. 51-54.

Lysek D. & Gariglio D., Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse, Lausanne. L’Âge d’Homme, 2008.

Fanti S., L’homme en micropsychanalyse (1981), Paris, Buchet-Chastel, 1988.

Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1987.

Freud S. (1920), Au-delà du principe de plaisir, Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996, pp. 273-288.

Freud S. (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, Œuvres complètes, vol. XVII, Paris, PUF, 1992, pp. 203-286.

Klein M., Les situations d’angoisse infantile et leur reflet dans une œuvre d’art et dans l’élan créateur (1929), in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1966, pp. 254-262.

Lacan J., Du sujet enfin en question, in Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, pp. 224-236.

Lysek D., Les longues séances, in Codoni P. (dir), Micropsychanalyse, Paris, L’Esprit du temps, 2007, pp. 37-83.

Lysek D. & Gariglio D., Well-beeing Creativity, XVIII SIPE International Congress, Creative transformation, Belfast, 6-9 sept. 2006. A paraître dans les Actes du congrès.

Winnicott D. W. (1953), Objets transitionnels et phénomènes transitionnels, in Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 2004, pp. 27-64.

© Daniel Lysek

Restons en contact