l’espace entre amour et désamour
comme source d’une pulsion créatrice Par Daniel LysekLes actes du congrès où j’ai présenté ce texte auraient dû être publiés dans la par la revue Confinia Psychopathologica. Cela n’a pas été le cas, à ma connaissance. Je l’ai regretté car il me semble que la thèse que j’y soutiens apporte un éclairage intéressant sur la création. Ce site lui donne donc une seconde chance. Communication au XXème congrès international SIPE-AT, « Amours, désa-mours… », Toulouse, 13-15 septembre 2012.
Résumé
Cette communication soutient l’hypothèse que l’état amoureux est un puissant stimulant à la création parce qu’il porte en lui le spectre du désamour.
Pour expliquer cela, elle propose de distinguer le désamour de la haine : lorsque la haine s’associe à l’amour, elle forme avec lui un couple plus pathogène que créatif. Au contraire, quand c’est le désamour qui se combine à l’amour, cela tend à ouvrir un espace psychique d’où une poussée à créer peut jaillir.
Cet espace vide favoriserait la réactualisation de vécus de bien-être mémorisés dans l’inconscient. Or, la pulsion créatrice prend précisément sa source dans des traces de vécus de bien-être. Sous son impulsion, l’élaboration recombinative comblera l’espace vide entre amour et désamour par la création d’objets originaux.
En pratique, l’articulation amour-désamour est donc un lieu où des interventions adéquates peuvent activer un processus créateur.
Mots-clefs : couples d’opposés, vécus de bien-être, élaboration recombinative, création.
THE GAP BETWEEN LOVING AND FALLING OUT OF LOVE
AS A SOURCE OF A CREATIVE DRIVE
Presentation at the 20th International SIPE-AT Congress, Toulouse, september 13-15, 2012.
Author Note
Daniel Lysek, médecin psychanalyste, Institut suisse de Micropsychanalyse
Abstract
This paper supports the hypothesis that being in love powerfully stimulates creativity because it contains the prospect of falling out of love.
To explain this, it proposes to differentiate between falling out of love and hating: when hate is associated with love, it forms with it a more pathogenic than creative pair of opposites. On the contrary, when falling out of love combines with love, this pair of opposites tends to open a psychic space from which a creative drive can emerge. This empty space could promote the re-launching of well-being experiences, memorized in the unconscious. Now, the creative drive takes its source precisely in such traces of well-being experiences. Under its impulse, the recombinant elaboration will fill the gap between love and falling out of love through the creation of original objects.
In practice, the junction between love and falling out of love is therefore a spot where appropriate interventions can stimulate a creative process
Key-words : pair of opposites, well-being experiences, recombinant elaboration, creation.
L’argument de ce congrès évoque l’amour courtois du Moyen-Âge. Cela m’a d’abord surpris, puis ce choix m’est apparu très judicieux. Dans l’amour courtois, le prétendant doit conquérir son aimée de haute lutte, elle résiste et garde ses distances. Le preux soupirant n’écrirait pas de splendides motets et n’inventerait pas mille exploits pour n’importe quelle fille facile ! Bien plus, quand la noble courtisée semble conquise, elle ne se donne pas : il reste toujours un fossé entre l’imaginaire, qui anticipe l’union sexuelle, et la réalité qui ne concrétise pas cette union.
On affirme souvent que Tristan et Iseut – ou leur magnifique transposition en Pelléas et Mélisande par Debussy – seraient les modèles de l’amour courtois. Oui et non, car il y a de nombreuses versions de ce mythe. Si quelques unes présentent un amour pur et noble entre ces deux êtres, la plupart en font une tragédie parce que leur passion amoureuse est consommée et signe un destin funeste. Il y a effectivement une différence fondamentale entre l’amour courtois et la passion de Tristan et Iseut. Aussi beau soit-il, leur désir amoureux se réalise dans la réalité : ils s’unissent et en mourront ensemble, ce qui les unira pour l’éternité. Comme le dit Wikipédia : « Quand le désir dans la tradition courtoise est fécond parce qu’il n’est jamais réalisé et permet au poète de chanter son amour, le désir dans les romans de Tristan […] est toujours déjà réalisé, et constitue une source d’angoisse plus qu’un sujet d’exaltation. Au culte du désir de la tradition courtoise les romans de Tristan substituent l’image d’un désir destructeur […] ». Encore dans Wikipédia : « La différence majeure tient à ce que dans la tradition courtoise, le désir est unilatéral (de l’homme vers la femme objet de désir) et est absolument maîtrisé et canalisé dans le but de produire le discours amoureux qui constitue la matière même de l’œuvre ». En somme, le désir d’union sexuelle est sublimé dans une production artistique.
Si vous voulez bien me suivre, entrons maintenant au cœur de la sublimation, pour en en explorer une zone encore peu connue. Que se passe-t-il à l’arrière-plan de l’amour courtois ? La non-satisfaction de la pulsion sexuelle est vécue par le soupirant comme un désamour de la part de la femme désirée. Cependant, rien n’indique au courtisan qu’il serait haï. Il sait que la résistance de l’aimée n’est pas le fruit de la haine, mais d’une représentation idéalisée de l’amour qui le force à rester sur le plan virtuel. En vertu de cette idéalisation, la menace du désamour plane sur la relation. Le soupirant en serait victime s’il ne se montrait pas à la hauteur des attentes de la dame : le désamour viendrait prendre la place de l’amour. La relation a donc deux versants, l’amour et le désamour. Ils peuvent se succéder, mais ils ne sont pas simultanés, ils ne coexistent pas et ne dépendent pas étroitement l’un de l’autre. En cela, le désamour se différencie de la haine, qui peut coexister à l’amour, être intimement liée à lui, voire lui être accolée.
On constate souvent que l’état amoureux est un puissant stimulant à la création. Mais lorsqu’on explore cela en analyse ou en psychothérapie analytique, on se rend compte que l’amour mobilise nécessairement le spectre du désamour qui pourrait lui succéder. De plus, on découvre que l’écart qui les sépare constitue un puissant ferment de créativité, comme l’illustre l’amour courtois. En d’autres termes, puisque l’objet de la pulsion sexuelle se dérobe et fait résonner la menace d’un désamour, l’écart entre amour et désamour ouvre un espace où la créativité tend à se développer. Plus précisément, cet espace est propice à la sublimation de la pulsion sexuelle : le désir de reproduction – qui est le moteur fondamental de toute pulsion sexuelle – est délaissé au profit de la musique, de la poésie et d’actes de bravoure. En somme, le renoncement à l’union physique enclenche un processus créateur, la procréation se transforme en création.
Envisager la création comme sublimation d’une pulsion n’a rien de nouveau vu que ce concept date de Freud (1905, 1906, 1910, 1914) et que la plupart des psychanalystes d’aujourd’hui lui sont restés fidèles, de De M’Uzan (1972) à Freymann (2006), en passant par Janine Chasseguet-Smirgel (1978), Joyce McDougall (1978), Julia Kristeva (1987), Racamier (1992), Denzler (1994), Anzieu (1996) ou Elisabeth de Franceschi (2000). Toutefois, à partir de la pratique micropsychanalytique (Fanti, 1981), il est possible d’envisager une autre source pour la créativité, comme je vais tenter de le soutenir ici. Une telle conception postule l’existence d’une pulsion créatrice spécifique. En effet, lorsqu’on analyse certaines dynamiques créatives en micropsychanalyse, il apparaît que la sublimation n’est certainement pas le seul mécanisme en jeu dans la créativité et que la création pourrait aussi être sous-tendue par une pulsion qui lui est propre ; dans son essence, cette poussée spécifique à la création ne semble être ni sexuelle ni agressive (même si elle peut secondairement en prendre des attributs). Cette manière de concevoir l’origine de la créativité n’est pas très éloignée de celle de Winnicott (1953). Rappelons que pour lui la création est une des expressions naturelles de l’être humain, véritable mouvement de vie, dont le prototype se trouverait dans « l’espace transitionnel » créé par le bébé.
Tout porte à penser qu’une telle pulsion créatrice pourrait prendre naissance lorsqu’un espace s’ouvre entre amour et désamour. L’amour tirerait ainsi son potentiel créateur du couple dynamique qu’il forme avec le désamour : ce couple irait dans le sens de la pulsion de vie, qui pousse à unir, à lier, à rassembler, à organiser des ensembles, à construire des entités… La pulsion créatrice serait une émanation directe de cette dynamique.
A ce propos, il me semble important de différencier le couple amour/désamour de l’ambivalence amour/haine. Il est classique d’affirmer que la haine peut accompagner tout mouvement amoureux, au point que Lacan (1968) considérait que le terme d’ambivalence n’est qu’un prude euphémisme auquel il préférait substituer le mot « hainamoration » qu’il avait créé. Certes, la psychanalyse a depuis longtemps démontré l’importance clinique de l’ambivalence amour/haine, mais la création paraît plutôt se nourrir du couple d’opposés amour/désamour. Lorsque la haine s’associe à l’amour, elle a souvent un effet plus pathogène que créatif puisqu’elle vise à désunir, désorganiser, détruire… C’est pourquoi l’ambivalence amour/haine est si souvent associée à des productions délirantes ou répétitives, comme Freud l’a magistralement démontré avec son analyse de la paranoïa du Président Schreber (Freud, 1911) ou comme la clinique des névroses nous l’enseigne à propos des symptômes obsessionnels. Si la création est mouvement foisonnant, rien n’est plus évocateur de la mort que l’ordonnancement parfait et immuable du cristal. Ce n’est pas par hasard si la plupart des personnes affectées d’une grave névrose obsessionnelle – surtout si elles ont une tendance paranoïaque – sont fascinées par l’ordre et ont le changement en horreur. D’ailleurs, les dictateurs paranoïaques détestent tout particulièrement les artistes et les penseurs originaux, sauf ceux qui sont à leur botte.
Les créations de certaines personnes ayant une névrose obsessionnelle sont ainsi à ranger parmi leur symptomatologie, expression de l’angoisse liée à leur ambivalence et manifestation des défenses érigées pour camoufler leur destructivité et la haine qui l’accompagne, comme Melanie Klein (1929) l’a bien vu. J’en prendrais comme exemple le palais que Ceaucescu s’est fait construire à Bucarest. Pour dégager l’espace nécessaire à cette bâtisse démesurée, il a fait raser une bonne partie de la vielle ville, témoin de la riche histoire de la Roumanie. Et qu’a-t-il mis à la place ? Un seul immeuble d’une taille gigantesque, dont l’immensité écrase le visiteur, et dont l’architecture repose sur une succession de symétries parfaites et de motifs infiniment répétitifs. Nombre de visiteurs y éprouvent un sentiment d’oppression, voire d’horreur. Leur inconscient ne s’y trompe pas : derrière le luxe ostentatoire et l’esthétique néoclassique se cache une pulsion agressive mortifère ! Dans ce contexte, il faut dire un mot de l’immense créativité qui préside à l’invention des armes meurtrières et des stratégies guerrières, militaires ou civiles. Or, cette créativité-là est bien éloignée de celle qui dérive du couple amour/désamour. D’ailleurs l’ambivalence amour/haine suffit-elle à en rendre compte ? Les créations mortifères ne seraient-elles pas à considérer plutôt comme le produit direct d’une pulsion de mort toute puissante et d’une folle haine inconsciente, œdipienne par exemple ? Quoi qu’il en soit, force est de constater que la destructivité inconsciente et la haine forment aussi, malheureusement, un puissant moteur de créativité.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce type de créativité, mais il est temps de revenir à celle qui naît du couple amour/désamour. Une vignette clinique nous le permettra. Il s’agit d’une jeune femme – appelons-la Rose, prénom de circonstance à Toulouse ! – qui se plaint essentiellement d’un état dépressif l’isolant des autres et l’empêchant de nouer toute relation amoureuse ; surtout, dans cette dépression, elle est incapable de créer. Effectivement Rose peignait. Cette activité la passionnait, la nourrissait et constituait un bon vecteur de sa relation au monde. Or, en proie depuis des mois à une angoisse paralysante, elle se trouve incapable de travailler et d’honorer les commandes qu’elle a.
Au cours de ses séances, Rose parle beaucoup de son enfance solitaire : fille unique, elle a dû « s’élever toute seule », comme elle le dit. Elle s’est sentie à la fois délaissée par sa mère, qui se consacrait entièrement à ses ambitions professionnelles, et ignorée par son père, un éternel adolescent qui « avait sa vie ailleurs ». Rose nourrissait d’ailleurs une sorte de loyauté coupable envers sa mère, parce que celle-ci lui avait souvent répété qu’elle n’était restée avec cet homme que pour lui donner un père et une vie de famille.
En plein travail analytique, Rose tombe amoureuse d’un artiste avec lequel elle engage une liaison passionnelle. Elle retrouve du même coup son inspiration et son énergie créatrice : elle produit beaucoup et avec succès. Elle est certes inquiète à propos de son couple, car son ami s’entoure de jolies femmes au milieu desquelles il fait le coq. Cette attitude provoque quelques disputes, mais elle se sent néanmoins « guérie » et elle interrompt son travail analytique.
Rose reprendra contact quelques années plus tard : les rapports avec son compagnon sont devenus haineux et chargés d’une violence qui lui fait peur. Elle n’arrive toutefois pas à s’en séparer. Elle rumine sans cesse, elle ne peut plus peindre. Nous décidons de reprendre le travail interrompu. Rapidement, elle parvient à quitter son ami artiste et elle entre alors dans une sorte de no man’s land affectif, où elle ne se sent ni bien ni mal, mais où elle reste peu créative. Lors d’une séance clé, elle retrouve le souvenir de ses vacances, toute petite, chez une parente de son père : c’était dans une grande maison où il y avait beaucoup d’enfants et d’immenses tablées joyeuses. Elle se rappelle qu’une cousine plus âgée, qui l’adorait, lui avait appris à écrire.
A partir de cette remémoration, Rose retrouvera d’autres souvenirs de bien-être dont son inconscient garde la trace. Plusieurs séances se passent alors à travailler sur des moments de vie satisfaisants et sur des expériences de plénitude sécurisante. A mesure que ces vécus structurants s’élaborent, Rose voit sa créativité revenir et sa manière de créer change : elle devient plus légère, plus fluide, plus harmonieuse. Il s’agit là de la manifestation typique de ce qu’avec ma collègue Daniela Gariglio nous avons appelé créativité bien-être : extériorisation de potentialités créatives non conflictuelles qui se concrétisent quand l’énergie du sujet n’est pas accaparée par un conflit psychique. Nous considérons que la créativité bien-être exprime précisément une pulsion créatrice autonome : ce n’est pas la sublimation d’une pulsion refoulée (sexuelle et/ou agressive), ni le symptôme d’une névrose ou d’une psychose.
Pour mieux situer cette dynamique, j’aimerais brièvement indiquer comment nous avons tenté de théoriser le processus créateur dans notre livre Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse (Lysek & Gariglio, 2008). Partant de nos observations sur le développement de la créativité au cours d’une micropsychanalyse (Gariglio & Lysek, 2003), nous distingué trois formes de créativité :
Premièrement, la créativité symptôme, que j’ai évoquée à propos des créations guerrières ou avec l’exemple du palais de Ceaucescu. Elle traduit un conflit et est sous-tendue par de l’angoisse et/ou de la culpabilité. Comme tout symptôme, elle est placée sous le signe de la rigidité et de la répétitivité ; ces traits peuvent d’ailleurs prendre un aspect compulsif. Loin d’être épanouissante, elle s’accompagne de souffrance plus ou moins marquée, qui peut être psychique ou corporelle. Elle peut aussi être projetée à l’extérieur du sujet, par exemple en inventant des armes destructrices.
Deuxièmement, la créativité sublimation. C’est celle qui ressort par exemple de l’amour courtois ou de la peinture de Rose avant sa dépression. Comme dans toute sublimation, le refoulement de l’agressivité et/ou la sexualité qui la sous-tendent implique un certain renoncement au plaisir ; il provoque une tension psychique et laisse un sentiment de relative insatisfaction. Cette forme de création permet de grandes réalisations en détournant à son profit l’énergie de la sexualité et de l’agressivité refoulées. Plus élaborée que la créativité symptôme, elle lui est certainement préférable et permet généralement d’assez bien vivre, au prix de quelques restrictions existentielles. Elle peut toutefois avoir un coût élevé en termes d’épanouissement personnel.
Troisièmement, la créativité bien-être. C’est celle que Rose a pu ponctuellement expérimenter, quand elle a été suffisamment avancée dans son travail analytique : auparavant, ses conflits psychiques ne lui permettaient, au mieux, que de sublimer. La créativité bien-être est sous-tendue par des vécus de plénitude, de satisfaction ou de détente, vécus qui sont inscrits dans le psychisme. Elle peut impliquer des représentations sexuelles ou agressives, mais il s’agit alors d’une sexualité et d’une agressivité non refoulées (ou que l’analyse a extirpées des griffes du refoulement). La création s’y déroule donc dans un climat de relâchement intérieur et se caractérise par une fluidité d’exécution. Elle s’accompagne en général d’une impression d’adéquation avec soi-même et avec l’environnement. Bien qu’elle ne dure jamais très longtemps, la créativité bien-être a une action épanouissante si elle est suffisamment investie par le sujet.
Il est évident que ces trois formes de créativité peuvent se combiner en des proportions variables, et cela d’autant plus facilement qu’elles partagent certains mécanismes inconscients. Avant d’en dire un mot, j’aimerais ajouter une précision sur le rapport du couple amour/désamour avec la créativité bien-être. Un vide psychique s’ouvre lors d’une séparation d’avec un objet d’amour ou lorsqu’on le sent perdu. Comme le psychisme tend à ne pas laisser cette faille ouverte, il la peuple de diverses représentations inconscientes.
Si la séparation/perte est vécue dans le registre de la haine destructrice, elle tend à mobiliser des représentations agressives (liées à des vécus de rejet, de danger, d’éclatement voire d’anéantissement). Mais si elle est vécue dans le registre du désamour, elle tend à convoquer des représentations issues d’états de satisfaction, de plénitude, de sécurité, qui sont un antidote naturel à la souffrance de la séparation/perte. L’investissement de ces représentations de bien-être permet de réaliser une union symbolique, ce qui ouvre la voie à une dynamique orientée vers la vie et conduit à dépasser la séparation/perte. En d’autres termes, les représentations qui comblent la sensation de vide psychique réveillent du même coup la mémoire de vécus inconscients de bien-être.
Or, lorsqu’on analyse ce phénomène en longues séances (Lysek, 2007), on constate que c’est précisément à partir de là qu’une activité créatrice se développe ou se débloque. La pulsion créatrice prendrait donc naissance lorsque le vide se spécifie psychiquement comme un espace entre amour et désamour ; elle aurait sa source dans les traces de vécus de bien-être réactivés pour combler cet espace entre amour et désamour. Guidée par la pulsion de vie, l’élaboration de ces vécus mobiliserait l’imaginaire amoureux pour compenser le désamour. Grâce à cette « élaboration recombinative », l’espace vide entre amour et désamour se comblerait par la création d’objets originaux (Lysek & Gariglio, 2008, p. 50 ; Gariglio, 2009).
Ainsi, nous considérons que le processus créateur se joue à plusieurs niveaux psychiques. Fondamentalement, il dépend de l’inconscient quant aux représentations en jeu et à leur charge affective ; à ce niveau, la création a toujours un dynamisme pulsionnel comme moteur, soit par le truchement d’une pulsion créatrice spécifique, soit comme destin d’une pulsion sexuelle ou agressive. A un échelon supérieur, la création s’élabore dans le préconscient. Il s’agit là d’un travail de liaison que nous avons appelé élaboration recombinative (Lysek & Gariglio, 2008, p. 50) : sans que le sujet en ait conscience (ou de manière très parcellaire), le psychisme relie différents contenus, les associe et les assemble en un tout original ; les pièces composant cet assemblage sont multiples, par exemple des vécus ontogénétiques ou phylogénétiques, des éléments refoulés ayant fait retour, des informations puisées dans le fonds culturel et les apprentissages du sujet, des perceptions et des sensations corporelles… Au cours de cette élaboration préconsciente, les représentations engagées dans le processus créateur peuvent prendre une nouvelle coloration affective.
En somme, il se produit un brassage d’informations par l’imaginaire et une mise en perspective avec la réalité, ce qui finit par former un objet psychique recombiné (Lysek & Gariglio, 2008, p. 50). Tout cela se déroule à un niveau subliminal. La dernière étape du processus créateur, consciente, consiste en la concrétisation de la création, c’est-à-dire en l’adaptation à la réalité de l’objet psychique recombiné et à sa projection dans le monde extérieur.
Pour conclure, revenons à la pratique. L’espace entre amour et désamour forme une ouverture où l’on peut placer des interventions qui ont de bonnes chances d’activer un processus créateur. L’attention à ce qui se passe dans cet espace fournit donc des instruments d’intervention intéressants. C’est particulièrement le cas si l’on prend en compte la créativité bien-être, car cette forme d’expression créative peut constituer un bénéfice non négligeable du travail effectué.
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