Résonances en psychosomatique
Par Daniel LysekIl s’agit là d’une intervention que j’ai faite à la journée de formation d’Apertura-Arcanes le 11 mars 2020, qui avait pour thème Les mémoires du corps. Cette réunion a eu lieu en présentiel. J’y ai évoqué l’épidémie de Covid-19 sans savoir qu’on était à la veille du confinement qui a tant bouleversé nos vies. Ce texte a été publié en mai 2020 dans la 7ème éphéméride de la FEDEPSY
Tout d’abord je voudrais remercier les organisateurs, et tout particulièrement Philippe Lutun, de m’avoir invité à intervenir dans cette journée. Le thème des mémoires du corps m’intéresse d’autant plus que j’y travaille depuis des années.
En cette période où on est plongés dans les risques majeurs de l’épidémie au coronavirus (ou Covid-19), je ne peux m’empêcher de l’évoquer en introduction. Mais pourquoi donc parler de cette épidémie dans une présentation de psychosomatique ? Une telle épidémie est évidemment une réalité biologique, dramatique. Le virus qui la cause est bien réel et les symptômes qu’il provoque n’ont rien d’une conversion hystérique ni d’une somatisation. Pour traiter la maladie, il faut des mesures médicales. Tout cela semble n’avoir aucun rapport avec la psychosomatique. Et pourtant ! A côté de la réalité biologique, on peut trouver un signifiant faisant écho à de grandes peurs ancestrales dont la mémoire est enfouie en nous. Je citerais en premier lieu la terreur du Moyen Âge face à la peste noire qui a tué plus de 30 % des Européens entre 1352 et 1357 ; ses résurgences au cours des siècles suivants, bien que moins dévastatrices, ont certainement renforcé sa mémorisation.
Ensuite, je pourrais mentionner les terribles épidémies de choléra (celle du 19ème siècle a fait plus de 140 000 morts rien qu’en France) ou la grippe espagnole, qui a fait plus de 2 millions de victimes en Europe, au cours des années 1918 et 1919.
En somme, si la pneumonie à Covid-19 n’est aucunement une maladie psychosomatique, son épidémie a un retentissement psychique, parce qu’elle nous rappelle confusément quelque chose. Elle suscite un écho en nous. Cela me permet d’entrer dans le vif de mon sujet : les résonances en psychosomatique. Ce titre a pu surprendre. Le concept de résonance appartient scientifiquement à la physique. Je l’ai cependant introduit dans Les maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique [1] pour expliquer certains symptômes psychosomatiques. En effet, non seulement il permet d’éclairer la genèse des somatisations, mais il se révèle aussi utile dans la pratique.
Commençons par mieux préciser en quoi consistent les résonances provoquées par l’épidémie de Covid-19. L’hypothèse que je fais est la suivante : quand un virus comme celui-ci se propage aussi vite, et provoque une maladie aussi grave, notre vécu actuel entre en résonance avec les vécus ancestraux liés aux grandes épidémies du passé ; il fait écho à des vécus de corps meurtris, de pertes incontrôlables, de vie en péril, d’impuissance à arrêter le fléau… La résonance avec cette mémoire a certainement pour fonction de mobiliser la pulsion de vie et d’enclencher des réactions de survie. C’est une réaction saine : une peur peut être salvatrice ! Mais la résonance peut aussi provoquer des mouvements de panique ou même de déni du danger, avec les conséquences que l’on connaît.
Après une entrée en matière comme celle-ci, on pourrait me dire : « halte là ! Quand vous parlez d’une mémoire du corps liée à des vécus ancestraux, vous sous-entendez l’existence d’un inconscient collectif, tel que C. G. Jung le concevait[2] ». Mais non ! Je ne pense pas que nous ayons un inconscient collectif au sens de Jung. S’il existait, il se situerait d’ailleurs hors du champ de la psychanalyse. L’inconscient qui se manifeste dans notre travail d’analyste est le sédiment d’une histoire individuelle. Et ce qui nous intéresse en psychosomatique, c’est la mémoire du corps qui s’est inscrite dès la petite enfance, voire depuis les derniers mois de la vie intra-utérine. En analysant des manifestations psychosomatiques, on découvre des résonances avec des sensations corporelles, avec des vécus centrés sur notre corps ou celui de parents, avec des fonctionnements ou des dysfonctionnements de certains organes à tel ou tel moment, avec des traces inconscientes de bien-être ou de mal-être, qui ont tous pu contribuer à nous constituer en tant que sujet.
Ainsi, quand je parle d’une résonance entre vécu de l’épidémie actuelle et mémoire des fléaux du passé, je saute un palier, ou plutôt un relais : celui de l’individu, de la dimension ontogénétique de l’inconscient. Nous avons tous eu, dès notre plus jeune âge, la varicelle, la rougeole, des rhumes, des bronchites et d’autres maladies, peu importe leur cause. Nous avons tous ressenti des mises en danger de notre intégrité corporelle, des pertes de contrôle angoissantes, des impressions d’impuissance, des sensations de détresse (Hilflosigkeit). La trace de ces vécus constitue une mémoire du corps, qui intègre des vécus de chaleur, de flottement, de difficulté à respirer, mais aussi de jouissance lors des soins reçus : la main de la mère sur le front, les frictions agréables, le thé chaud coulant dans la gorge, etc. Notre psychisme étant naturellement porté à faire des liens, quand on entend parler de l’épidémie due au coronavirus, cela résonne avec ces vécus de dysfonctionnement du corps, de mise en danger du sujet, mais aussi de maternage.
Ainsi, notre inconscient garde la mémoire de vécus corporels signifiant une mise en danger. Comme il conserve la trace d’actions au service de la vie et celle d’épisodes de bien-être structurant. La mémoire du corps ne concerne donc pas que les maladies par lesquelles on a passé, elle porte sur tous les vécus assez intenses pour s’inscrire dans le psychisme inconscient. Le moteur de leur mémorisation est fonction de signifiants qui les représentent. En voici quelques exemples : un lien avec la castration ou avec la mort, suscitant de l’angoisse ; ou au contraire une jouissance où les pulsions sadomasochiques ont trouvé leur compte ; ou encore une action au service de la pulsion d’autoconservation ; ou tout simplement – comme je le disais à propos de l’épidémie à covid-19 – une résonance avec une inscription préexistante.
Il y aurait donc un double écho : une résonance avec notre mémoire inconsciente de maladies d’enfance, et une résonance avec la mémoire de peurs ancestrales. Comment cette mémoire ancestrale du corps nous est-elle transmise ? On ne le sait pas exactement. Peut-être sous forme de fantôme et de crypte, comme l’indiquent Nicolas Abraham et Maria Török[3]. Peu importe, la pratique nous indique qu’il y a une transmission verticale, de parent à enfant, et cela de génération en génération.
N’oublions pas que le modèle freudien de l’inconscient est en partie lamarckien, c’est-à-dire qu’il conceptualise l’existence d’une hérédité des caractères acquis[4]. Cette théorie était tombée en discrédit, écrasée pas la génétique mendélienne, mais elle reprend vie aujourd’hui, avec l’épigénétique. Cette discipline démontre, par exemple, que l’angoisse ou une dépression d’une femme enceinte peut se transmettre à sa descendance[5].
Ceci précisé, revenons à l’ontogenèse. Certains vécus corporels de l’être en développement – vécus qui ont pour lui valeur de signifiant – peuvent jouer un rôle clé dans la constitution du sujet. Si bien que l’inconscient est aussi une mémoire du corps. Non seulement il porte la marque de vécus corporels, mais sa structure dépend en grande partie de ce que le sujet en construction vit dans son corps. La mémoire de ces vécus va être prise dans les processus langagiers et chercher à se dire à travers des symptômes psychosomatiques.
La source première des signifiants qui contribuent à façonner la mémoire du corps – et donc à former les bases de la psychosomatique – est constituée par les pulsions sexuelles ; elles prennent leur source dans des zones érogènes, donc dans une excitation d’une partie du corps. Le désir inconscient est indissociable de la mémoire d’une expérience de satisfaction, que le petit humain a vécue comme un abaissement de tension dans son corps. Cette mémoire du corps se trouve au fondement de l’inconscient.
A propos de vécus corporels mémorisés dans l’inconscient, il faut bien sûr aussi mentionner la mémoire de l’objet des pulsions. Au stade oral, les expériences de satisfaction et de frustration sont fonction du sein, du lait et du contact avec la mère ; or, tous ces objets sont vécus dans le champ corporel. Ensuite, au stade anal, la jouissance liée à l’expulsion ou à la rétention des selles est en rapport direct avec le fonctionnement de la motricité intestinale et avec la manière dont le sujet joue de ses sphincters. Au stade phallique, enfin, l’Œdipe et le complexe de castration ont d’évidents rapports au corps. Pour compléter cette énumération, revenons en arrière dans le développement du sujet, avec le stade du miroir. Qu’on le conçoive à la manière de Lacan comme une jubilation[6], ou à la manière de Françoise Dolto comme une souffrance[7], il implique le corps, autant dans le regard que dans l’image spéculaire.
Enfin, la formation de notre mémoire inconsciente du corps tient aussi aux pulsions agressives. Visualiser leur rapport au corps n’est pas aussi immédiat que pour les pulsions sexuelles ou celles d’autoconservation, mais il existe pourtant. Pour s’en rendre compte, il suffit d’observer l’agitation, les crispations musculaires et le rougissement de la peau d’un petit en colère.
Quant aux dynamiques relationnelles mémorisées dans l’inconscient, leur aspect corporel n’apparaît pas non plus au premier abord. Cependant, toute relation d’objet implique le corps, chacune à sa manière. La relation à l’objet partiel met en jeu les zones érogènes, donc des parties du corps. Celle à l’objet total tient à une personne en chair et en os, dont la présence ou l’absence sont mémorisées. Inutile d’insister le fait que ces relations au corps, partiel ou total, jouent un rôle primordial dans la scission qui constitue le sujet. Et donc, bien naturellement dans les maladies psychosomatiques qui expriment les coupures et les manques qui façonnent le sujet. En cela, la somatisation rejoint la conversion hystérique, même si elle en diffère sur d’autres plans. Voyons ce qui les distingue. Vous avez probablement été frappés par le fait que j’ai beaucoup parlé de vécu et peu de désir. Cela tient aux causes des somatisations ou des maladies psychosomatiques, et aux difficultés qu’elles entraînent dans la pratique. Avec elles on se trouve dans une situation bien différente qu’avec une hystérie. La question de l’hystérie mériterait une place de choix dans un exposé sur la psychosomatique. Je ne peux pas la lui donner ici. Je vous renvoie donc aux écrits de Jean-Richard Freymann, en particulier Les mécanismes psychiques de l’inconscient,[8] et bien sûr aux livres de référence de Lucien Israël, L’hystérique, le sexe et le médecin[9] et La jouissance de l’hystérique[10]. Je dirai juste ceci : la personne hystérique répond parfaitement à la méthode analytique, elle a la parole facile et sa parole est truffée de signifiants révélant l’inconscient – celui du désir – même s’il faudra un long travail pour qu’elle y accède. Il n’en va pas de même avec la personne somatisante. Une brève incursion historique expliquera pourquoi.
A la suite de Freud et de Groddeck, la psychosomatique s’est développée grâce à des pionniers comme Alexander[11] aux Etats-Unis, Angel Garma[12] en Argentine, Pierre Marty[13] en France… Pour simplifier, je dirais que ces pionniers ont exploré deux voies pour expliquer les symptômes psychosomatiques.
La 1ère voie, c’était de généraliser le modèle de la conversion hystérique à toutes les interactions entre le psychisme et le corps. Cela revient à considérer que le symptôme psychosomatique aurait une cause uniquement psychique et obéirait aux mécanismes de la névrose. De nombreux psychanalystes ont ainsi tenté d’appliquer la grille d’interprétation de l’hystérie aux dysfonctionnements corporels ayant une composante psychosomatique, comme les ulcères digestifs, l’asthme, les maladies auto-immunes, les migraines, l’hypertension, etc. Jusque dans les années 60, cette psychosomatique fondée sur le modèle freudien de l’hystérie a suscité beaucoup d’espoirs. Malheureusement cette manière de faire n’a pas tenu ses promesses. Dans ces cas, la parole n’a pas le même effet libérateur qu’avec l’hystérie.
En somme, on n’arrive pas à dégager la réalisation symbolique d’un désir inconscient refoulé à l’arrière-plan du symptôme psychosomatique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en aurait pas, mais qu’en privilégiant cette voie le travail est laborieux et rarement fructueux. Pour donner sens au symptôme psychosomatique, il vaut donc mieux procéder autrement. A mon sens, il faut aller rechercher une résonance entre des vécus actuels et des vécus anciens mémorisés. Résonance et vécus sont donc deux notions extrêmement utiles quand on a affaire à une somatisation. Elles ont en plus l’avantage d’être facilement utilisables dans la pratique, surtout quand on n’a pas le temps, ni la possibilité, d’attendre que les désirs inconscients deviennent analysables.
Je reviendrai sur ces notions, mais il n’est pas possible de parler de psychosomatique sans mentionner Pierre Marty et l’Institut de psychosomatique de Paris. C’est la 2ème voie. Elle a été ouverte par Freud lui-même, au tout début de son exploration du psychisme inconscient. Il avait constaté que certains symptômes corporels ne se ramènent pas à une névrose hystérique. Il a donc distingué deux groupes d’affections. D’une part, les névroses hystérique, phobique et obsessionnelle : elles sont causées par un refoulé qui s’exprime de manière déformée, par l’effet de mécanismes de défense. D’autre part, les « névroses actuelles » où il classe la névrose d’angoisse, la neurasthénie et l’hypocondrie, c’est-à-dire des syndromes qu’on appellerait psychosomatiques aujourd’hui.[14]
Selon ses conceptions de l’époque, les névroses actuelles seraient dues à une « insuffisance psychique ». En d’autres termes, leur origine ne résiderait pas dans un refoulé et ne serait pas à rechercher dans le psychisme. Sans renier cette distinction, Freud n’y est plus revenu par la suite. Cependant, au début des années 60, Pierre Marty a tenté d’expliquer les affections psychosomatiques par un défaut d’élaboration psychique[15]. Selon cet auteur, il existe des personnalités psychosomatiques, caractérisées par une pensée opératoire, c’est-à-dire des processus mentaux essentiellement orientés vers l’action, au détriment de l’activité fantasmatique et imaginaire, de la symbolisation et de la capacité à donner sens à ses émotions. Cette personnalité particulière serait due à une faiblesse du préconscient ; les personnalités psychosomatiques souffriraient précisément de cette insuffisance psychique dont parlait Freud : l’appareil psychique de ces personnes n’arriverait pas à élaborer psychiquement les tensions causées par les pulsions. Ainsi, ces tensions ne pourraient pas devenir des désirs inconscients et ne seraient donc pas prises en charge par les mécanismes de défense psychiques, processus qui les transformeraient en symptômes névrotiques. En conséquence, elles se déchargeraient de manière brute dans le corps, désorganisant certains organes ou certaines fonctions somatiques. Le symptôme somatique serait le signe d’un défaut de mentalisation ; il serait inutile de chercher à l’interpréter.
Marty a fait école : avec M. Fain, M. De M’Uzan et C. David, il fonde l’Ecole psychosomatique de Paris qui a produit de multiples recherches et publications[16]. Qu’on adhère ou non à la théorisation de l’Ecole de psychosomatique de Paris – pour ma part, j’y souscris partiellement –, il n’en reste pas moins que la somatisation a une autre pathogenèse que la conversion hystérique. Les psychosomaticiens de l’Ecole de Paris ont raison sur ce point : elle ne résulte pas des mécanismes psychiques de la névrose. Si on veut être efficace, il faut donc l’aborder autrement. Mon expérience me montre qu’il existe une 3ème voie. C’est là qu’entrent en jeu les deux notions que j’ai évoquées, vécu et résonance, qui permettent souvent des interventions fructueuses en psychosomatique.
La notion de vécu. Par vécu, j’entends l’impression subjective laissée dans le psychisme par une expérience pulsionnelle, relationnelle et/ou biologique, qu’elle se soit passée sur le plan du fantasme ou de la réalité. Le vécu se ramène donc à un ensemble de signifiants (représentations signifiantes et affects signifiants).
Au cours du travail analytique, on remarque que certains vécus s’articulent autour d’un organe ou d’une fonction corporelle. En voici exemple un peu caricatural : un analysant se plaint d’une constipation. Or, son discours est émaillé de signifiants de castration. Et il apparaît que, quand il était enfant, on lui a administré des lavements et des purges ; en l’occurrence, il a vécu cela comme une dépossession et une impuissance à garder un objet précieux, signifiant narcissique de puissance phallique. D’où la possibilité d’interpréter sa constipation comme l’expression d’un vécu de castration, fondé sur une équivalence inconsciente selles-pénis.
Autrement dit, il arrive que des jaillissements en séance indiquent des liens entre le psychisme et des organes ou des fonctions corporelles. Ils montrent que cette mémoire du corps joue un rôle dans l’économie du sujet : le psychisme peut projeter des contenus sur les représentations inconscientes de parties du corps, qui auront dès lors valeur de lieu où réaliser des désirs, où incarner des fantasmes, où reproduire des vécus. Le symptôme qui s’y localisera signifiera le vécu ancien inscrit.
Dans la pratique avec un somatisant, il est beaucoup plus aisé de repérer des signifiants de vécus anciens que des signifiants de désirs refoulés. Non seulement ils sont plus accessibles, mais surtout on peut souvent en donner une interprétation sans faire de psychanalyse sauvage. On sait que ce n’est pas les cas du désir inconscient. Pour revenir à la pandémie actuelle, le réel réactive des peurs infantiles et ancestrales. Cela peut aider à se protéger, mais aussi provoquer de dangereuses réactions irrationnelles.
La notion de résonance. Le terme de résonance a deux sens. Les deux nous sont utiles en psychosomatique.
Son premier sens fait partie de la physique. Bien qu’il n’appartienne pas à notre domaine, il permet de visualiser la chaîne causale de la somatisation. Ce que je vais en dire est librement inspiré de Wikipedia.[17] Commençons par un exemple : imaginons deux diapasons placés à proximité l’un de l’autre. On fait vibrer le premier ; le second est silencieux mais après un bref instant, comme par miracle, il se met à vibrer lui aussi ! Le second diapason est entré en résonance avec le premier parce que sa structure présentait des analogies avec celle du premier. Il y a donc résonance quand un système en vibration transmet son énergie à un autre système, qui était inactif et se met dès lors à vibrer lui aussi.
Or, il y a là quelque chose d’extraordinaire pour modéliser ce qui se passe en psychosomatique : les deux systèmes entrant en résonance peuvent être très différents – comme le pont qui se met à vibrer quand des soldats y marchent au pas –, cependant ils se comportent face à la vibration comme s’ils étaient semblables. C’est ce qu’on constate quand une situation actuelle résonne dans la mémoire psychique d’une personne.
Cela rejoint le sens courant du terme de résonance. Dans le langage habituel, il a le sens d’un écho. C’est ce qui se passe en psychosomatique. Une situation dans laquelle le sujet est plongé retentit dans la mémoire psychique et y réveille des vécus, des désirs ou des fantasmes. Cela veut dire que ces contenus psychiques sont mises en résonance : des signifiants d’organes, de tissus ou de systèmes physiologiques sont ainsi réactivés, et il y a projection de leur tension – sorte de vibration énergétique – dans le domaine corporel. Cela libère le psychisme, mais ça crée un symptôme somatique.
Une vignette clinique en donnera une illustration. Elle fera voir comment des déterminants psychiques peuvent intervenir dans la constitution d’une maladie d’apparence purement biologique.
En cours d’analyse, un fumeur attrape une laryngite. Il dit que son tabagisme aura certainement fragilisé son système respiratoire et favorisé une invasion microbienne. L’analysant n’envisage pas une autre cause que celle-là. Pourtant, tout d’un coup, un enchaînement d’associations libres débouche sur la relation qu’il a eue avec son père. Il verbalise alors différents souvenirs qui nous mettent sur la piste d’une somatisation : il dit que son père était un tyran domestique qui a étouffé tous ses essais d’autonomie. Enfant et adolescent, chaque fois qu’il tentait de s’affirmer, son père se moquait de lui d’une voix puissante ou bien il le faisait taire en gueulant. Cet analysant s’est senti interdit de parole, accepté uniquement lorsqu’il était un garçon soumis et silencieux. « Mon père m’a coupé le sifflet », dit-il. Il verbalisera un peu plus tard que, dans la région d’où il vient, les femmes appelaient souvent « petit sifflet » le pénis de leur garçonnet.
Il relie ensuite cela à sa laryngite et il se rend compte qu’une circonstance de sa vie actuelle fait écho à ces souvenirs d’enfance. A son travail, son chef lui a reproché de ne pas avoir atteint les objectifs fixés. Il a estimé ce reproche injuste et l’a signalé à la direction qui, au lieu de le soutenir, lui a infligé un blâme. Il a subi cette injustice sans rien dire, car il craint un licenciement. Mais l’attitude de sa hiérarchie a réactivé les traces laissées dans sa mémoire par le père castrateur qui l’empêchait de s’exprimer. A la faveur de l’irritation chronique de l’appareil respiratoire, les événements survenus dans sa vie professionnelle sont entrés en résonance avec le vécu « avoir le sifflet coupé ». Cette résonance a réactivé le vécu ancien, mobilisant en même temps la colère qui lui est liée. La colère actuelle contre sa hiérarchie est elle aussi entrée en résonance avec la colère ancienne contre son père. Comme elle n’a aucun autre exutoire, l’agressivité s’est déchargée contre lui-même. Elle s’est portée sur l’organe de la phonation, parce qu’il était impliqué tant dans le vécu ancien que dans celui du présent. On pourrait dire que le vécu ancien s’est reproduit dans la symptomatologie corporelle. Lors de cette séance, la prise de conscience a eu pour effet d’atténuer son mal de gorge et lui a permis retrouver un peu plus de voix.
Bien sûr, des investigations médicales auraient pu mettre en évidence une infection virale ou bactérienne. Cela n’aurait rien enlevé à cette interprétation analytique. En effet, l’analyse ne démontre pas que la pathogenèse d’une telle maladie serait uniquement psychique, mais qu’elle est psychobiologique : le psychisme et l’organisme forment un ensemble dont les composants interagissent les uns avec les autres. Donc, le psychisme peut à tout moment influencer le corporel, et vice-versa.
C’est bien ce qui se passe avec une épidémie comme celle au Covid-19. Les contenus de l’inconscient offrent une caisse de résonance à la peur devant le danger réel (Realangst), ce qui peut engendrer des réactions plus dictées par les signifiants inconscients que par la réalité.
Ceux que cela intéresse peuvent trouver une théorie plus générale dans mon livre, Les maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique.[18] Mais voilà, il est temps de conclure. Je propose de retenir 4 points clés :
- En psychosomatique, il est éclairant de travailler sur des vécus, présents et anciens. les vécus anciens peuvent être refoulés et mémorisés dans l’inconscient ; il faut donc un travail conséquent pour les reconstituer. S’ils ne sont pas refoulés, ils s’expriment par des signifiants qu’on peut directement exploiter.
- A partir de là, il faut chercher quelles résonances entre des événements actuels et passés sont signifiantes. Au cœur de la somatisation, il y a des similitudes entre ce qui est vécu dans le présent et ce qui est inscrit dans la mémoire ; le vécu actuel est analogue à un vécu ancien. C’est essentiellement cette résonance qui détermine le symptôme.
- Avec un somatisant, on a souvent avantage à s’en tenir aux vécus mémorisés dans le psychisme, sans trop se préoccuper des désirs inconscients. En effet, la réactivation d’un vécu par une situation du présent peut suffire à donner sens au symptôme. Si nécessaire, on pourra aller à la recherche de désirs inconscients plus tard.
Enfin, il est important de penser à l’agressivité refoulée, qui peut être un déterminant puissant en psychosomatique.
[1] D. Lysek (sous la dir. de), Les maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique, L’Harmattan, 2015.
[2] C. G. Jung, Introduction à l’essence de la mythologie, Paris, Payot, 1953.
[3] N. Abraham & M. Török, L’écorce et le noyau, Flammarion, 1975.
[4] Voici ce qu’en dit Wikipedia : « Jung reprend la conception psychanalytique de l’inconscient, qui possède deux parties : l’ »inconscient refoulé » qui comporte les pulsions, les souvenirs d’enfance, les fantasmes et les affects refoulés et l’ »inconscient primitif » qui contient les schémas phylogénétiques que l’enfant apporte en naissant et qui sont pour Freud « des précipités de l’histoire de la civilisation humaine« . En effet, et malgré les critiques dont elle fait l’objet, Freud se rallie jusqu’à la fin à la théorie du naturaliste Jean-Baptiste Lamarck (1744–1829). Il continue, en poursuivant tant dans son texte posthume Abrégé de la psychanalyse (1938) que dans son Moïse et le monothéisme (1939), où il écrit que « l’hérédité archaïque de l’homme ne comprend pas seulement des dispositions, mais contient aussi des vestiges de la mémoire et des expériences des générations antérieures« ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Inconscient_collectif, section Apport de Sigmund Freud et de la neurophysiologie.
[5] Voir par exemple : Glover V. et al., Prenatal maternal stress, fetal programming and mechanisms underlying later psychopathology, a global perspective, Development and Psychopathology, 30 : 853-854, août 2018. Ou Madigan S. et al., A Meta-Analysis of Maternal Prenatal Depression & Anxiety on Child Socioemotional Development, J. American Academy of Child & Adolescent Psychiatry, vol. 57, N. 9 : 645-657, sept. 2018.
[6] J. Lacan, 1949, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », in Écrits, Seuil, 1966, p. 94.
293.
[7] F. Dolto & J.-D. Nasio, L’enfant du miroir, Paris, Payot, 2002.
[8] J.-R. Freymann, Les mécanismes psychiques de l’inconscient, Arcanes/Apertura & Eres, 2019.
[9] L. Israël, L’hystérique, le sexe et le médecin, Masson, 1976.
[10] L. Israël, La jouissance de l’hystérique, Arcanes, 1996.
[11] F. Alexander, Psychosomatic Medicine, New York, Norton, 1950.
[12] A. Garma, La psychanalyse et les ulcères gastroduodénaux, Paris, PUF, 1957.
[13] P. Marty, L’Ordre psychosomatique, Paris, Payot, 1980.
[14] S. Freud, Du bien-fondé à séparer de la neurasthénie un complexe de symptômes déterminé, en tant que « névrose d’angoisse » (1894) in Œuvres complètes, vol. III, Paris, PUF, 1989, p. 57.
[15] P. Marty, L’Ordre psychosomatique, Paris, Payot, 1980.
[16] Parmi les publications, signalons l’ouvrage fondateur de P. Marty, M. de M’Uzan et C. David, L’investigation psychosomatique : sept observations cliniques, Paris, PUF, 1963 et la Revue française de psychosomatique qui paraît depuis 1991.
[17] http://fr.wikipedia.org/wiki/Résonance.
[18] D. Lysek (sous la dir. de), Les maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique, L’Harmattan, 2015.