Le fantasme du jumeau

au point de vue onto- et phylogénétique

Docteur en psychologie trop tôt disparu, Pierre Evard a introduit la micropsychanalyse en Suisse alémanique. Il a cofondé l’Institut Suisse de Micropsychanalyse et il en a été le premier directeur. Il a aussi joué un rôle très actif au sein de la Société Internationale de Micropsychanalyse, qu’il a présidée pendant plusieurs années.

Ce texte est son intervention au symposium que la Société Internationale de Micropsychanalyse a organisé à Zurich en 1989. Il a été publié dans les actes de ce symposium : De la psychanalyse à la micropsychanalyse, Borla, 1990.

Le sujet de mon propos s’est imposé à mon esprit pour diverses raisons. Il y a d’abord la fascination qu’a exercé de tout temps sur l’être humain le thème du jumeau, du Double, de l’ombre, de l’ange bienveillant ou démoniaque, du Doppelgänger, voire des esprits. Puis viennent des considérations plus micropsychanalytiques, en ce sens que les bases théoriques et en partie techniques, de la micropsychanalyse ont été exposées magistralement par Silvio Fanti dans L’homme en micropsychanalyse1 et, avec la collaboration de Pierre Codoni et de Daniel Lysek, dans le Dictionnaire pratique de la psychanalyse et de la micropsychanalyse2 et je pense que le moment est venu pour cette dernière de s’intéresser à des problèmes plus spécifiques, tels la question du fantasme et plus spécialement celle du fantasme du jumeau.

Enfin, la récurrence de l’apparition de ce fantasme dans le travail micropsychanalytique me paraîtrait en soi déjà digne d’être prise en considération.

Permettez à l’étudiant en Lettres que je fus avant de choisir l’orientation que vous connaissez de commencer par une incursion dans l’histoire des civilisations et de la littérature. Depuis l’Antiquité grecque et romaine, en effet, le jumeau, le Double, l’ombre ont été l’objet de croyances et ont inspiré un très grand nombre d’œuvres littéraires. On pourrait aller jusqu’à penser que cette préoccupation pour le Double, l’ombre inquiétante (et parfois bienveillante) forme en quelque sorte l’âme d’un courant littéraire important qui va être à son apogée dans l’œuvre des auteurs de la période romantique. Cette littérature est, comme on le sait, ancrée dans les légendes médiévales qui, elles-mêmes, viennent du fond des âges. Les thèmes principaux de ces légendes se retrouvent dans toutes les civilisations.

Pour Homère déjà, l’être humain avait une nature double, l’une étant son apparition perceptible et l’autre son image invisible qui ne devient libre qu’après sa mort. L’âme est une ombre, une image, un eidolon, ou plus exactement: Psyche, l’âme devient après la mort un eidolon, une image de rêve qui s’incarne et devient chair. Dans l’homme vivant habite comme un hôte étranger, un Double plus faible sous forme de Psyché dont le royaume est le monde des rêves. Ce double agit et veille pendant le sommeil. Cette même idée se retrouve chez les Romains dans la notion de genius. Les Egyptiens l’appelaient le kâ. Chez les Hébreux, on trouvait le terme de Rephaim qui désigne ce qui reste de l’homme dans la mort, mais aussi les «épuisés ou affaiblis», c’est-à-dire les ombres qui demeurent dans le royaume des morts. La première croyance en l’âme se rattache donc à la mort et ce thème archaïque nous est encore présent quand nous parlons du séjour des morts comme du royaume des ombres.

Cette locution populaire introduit un nouvel élément, à savoir que les âmes des morts étant des ombres, celles-ci ne peuvent en projeter, d’où les innombrables croyances et superstitions au sujet de l’absence d’ombre signifiant la mort prochaine. Rank3 dans son travail sur le Double montre que l’angoisse de mort signifie aussi la vie et cette double signification repose sur une croyance primitive en la dualité de l’âme. Selon cet auteur, l’origine de tous les tabous serait la crainte de provoquer les mauvais esprits et en fin de compte la mort elle-même et, pour essayer de diminuer l’angoisse que celle-ci engendre, l’être humain a divisé son moi en une partie mortelle et une autre immortelle. Si ce point de vue quant à l’origine des tabous est exact en psychanalyse, il devient inexact en micropsychanalyse. En effet, pour celle-ci, tout tabou dérive du tabou du vide par structuration surmoïque de l’Image. Ce que Rank a, par contre, fort bien vu est la fonction du Double en tant que déni de la mort et lorsque celle-ci s’avère invincible et doit être acceptée comme telle, le Double conserve cependant un peu de sa fonction dans le sens de la préservation du moi, même si le corps est appelé à disparaître. L’idée de la dualité de l’âme subira dès lors une transformation: la partie impérissable de l’être renaît dans l’enfant. Ce n’est plus l’individu qui continue à vivre sous une autre forme mais c’est l’âme qui, des parents, se transmet aux enfants et aux générations ultérieures, et l’on arrive tout naturellement au concept du Double comme ombre fécondante, l’immortalité étant obtenue par la survie dans les enfants. Cette idée n’a jamais été mieux exprimée que dans l’Evangile de Luc, 1, 35 : « la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre… ». A ce rapport entre l’ombre et la sexualité il convient d’ajouter le rapport proportionnel de la force virile variant en fonction de la taille de l’ombre. L’ombre comme symbole de fécondité s’est maintenue jusque dans notre siècle. Hugo Von Hoffmannsthal n’en a-t-il pas fait le thème central de son livret pour l’opéra de Richard Strauss La femme sans ombre, donc stérile, qui ne concevra qu’après avoir purifié son cœur par son renoncement à s’emparer de l’enfant d’une autre femme ?

Mais le symbole de l’ombre, du Double, garant de la vie, connaît encore une autre transformation dont la signification est voisine de celles qui viennent d’être esquissées: il s’agit de l’Ange gardien et de son contraire la conscience persécutrice de l’homme, personnifiée dans le Diable. Ainsi, l’idée du Diable est la dernière émanation religieuse de l’angoisse de mort, qui micropsychanalytiquement parlant, serait à remettre dans le contexte de ce qui a été dit à propos du tabou. Ainsi, on s’en aperçoit, le Double, qu’il serait maintenant possible de définir comme la croyance angoissée en 1’âme, contient plusieurs significations distinctes, bien que voisines. Cette croyance angoissée a pour effet que l’homme, comme nous l’avons vu, scinde son moi en deux parties dont la plus chargée d’affect est projetée dans le monde extérieur. Ce dernier mouvement sera particulièrement apparent lorsque les productions littéraires romantiques seront abordées plus loin. Quelques illustrations, toutefois dès maintenant. Si, au début, le Double est un moi identique, ombre ou reflet — Narcisse contemplant son image dans l’eau ce qui a pour effet d’apporter un soulagement à son chagrin d’amour causé par la perte de sa sœur jumelle qui lui ressemblait exactement — il représentera même plus tard dans l’histoire des civilisations un moi antérieur. Le déplacement s’opère dans ce cas sur le passé, la jeunesse que chaque individu est appelé à perdre mais qu’il s’efforce de conserver à tout prix, comme le Dorian Gray d’Oscar Wilde, ou de retrouver, comme le Faust de Goethe. Nous apercevons de manière de plus en plus apparente le lien intime qui relie la notion de Double au narcissisme.

J’aborderai maintenant la concrétisation du thème du Double, le jumeau. Rank étudie le culte qu’il leur était rendu dans de nombreuses civilisations antiques: en Grèce, les Dioscures, Castor et Pollux : à Rome, Romulus et Remus et les Açvins en Inde. Il note que dans les civilisations primitives la naissance de jumeau entraînait l’immolation de la mère et de ses enfants ou leur bannissement après qu’ils eurent été déclarés tabous. On pensait en effet qu’il était impossible à l’homme de concevoir plus d’un enfant à la fois et la naissance de jumeaux impliquait une infidélité de la mère, souvent avec un animal. Castor et Pollux ne sont-ils pas le produit de l’accouplement de Léda et de Zeus, sous la forme du cygne ? Les jumeaux ont fréquemment pour destin que l’un est assassiné et que l’autre fonde une ville. Le jumeau était considéré comme un homme qui avait amené avec lui son Double visible. Il apparaissait comme immortel à cause de son double corporel et avait par là pouvoir de vie et de mort sur les autres. Les jumeaux se rendent indépendants de la procréation sexuelle en s’autoreproduisant par le désir immortel de l’âme.

Ils se sont créés eux-mêmes par l’esprit de mort (animal ou dieu totem), par voie purement spirituelle. Les jumeaux sont donc en fin de compte la représentation concrète d’un hermaphrodisme capable d’autoreproduction, donc de la bisexualité embryonnaire couplée au narcissisme primaire. Quant aux auteurs de la période romantique qui ont traité de cette thématique, ils présentent un certain nombre de points communs. Qu’il s’agisse de Wilde, Hoffmann, Chamisso, Jean Paul, Maupassant, ou de Dostoievsky, tous ces écrivains avaient une personnalité narcissique, il leur était impossible d’arriver à une relation objectale avec la femme et présentaient une homosexualité latente ou active. De plus, tous ont pris des substances qui altèrent la conscience telles l’alcool ou la drogue. Tous, enfin, ont relaté dans leur œuvre le drame que le fantasme du jumeau représentait pour leur personnalité et plusieurs d’entre eux, croyant avoir échappé à la problématique maternelle par la création même, ont fini par se suicider à cause de la représentation (dans le sens phénoménologique du terme) que ce fantasme entraîne. Le Double, le jumeau psychique, représente inlassablement à l’homme son passé inextricable. Dans leur œuvres, leurs héros sont des personnages tragiques et pitoyables à la fois : que ce soit Erasme Spikher, le héros de l’histoire du reflet perdu d’E.T.A. Hoffmann, Radcliffe d’Heinrich Heine ou son Doppelgänger mis en musique par Schubert, le Horla ou le Lui de Maupassant, le William Wilson d’Edgar Allan Poe ou, enfin, le Double de Dostoievsky, tous sont des êtres profondément malheureux, poursuivis par leurs péripéties intérieures qui leur font adopter des comportements ridicules ou humiliants. Tous essaient de fuir leur destin de toutes leurs forces sans jamais y parvenir et finissent par tuer ou se suicider pour se débarrasser du jumeau de leur fantasme qu’ils ont en exécration et qu’ils maudissent. Ce petit aperçu de la littérature et le bref survol de l’histoire des civilisations aura permis au lecteur d’apprécier combien le fantasme du jumeau peut être dramatique, voire dangereux, qu’il est tapi au plus profond de la personnalité d’un grand nombre de personnes, si ce n’est au fond de chacun d’entre nous. Il concerne la menace de mort contre laquelle le narcissisme s’insurge, donc la mère puisque celle-ci suffit à donner à chacun une représentation inconsciente de la mort. Il concerne en outre la composante homosexuelle de la bisexualité embryonnaire et donc de façon certaine le stade initiatique — mis en évidence par la micropsychanalyse — dont il est possible que la découverte contribue à expliciter les conséquences pernicieuses du fantasme du jumeau.

Abordons maintenant ce que nous savons en psychanalyse et en micropsychanalyse du fantasme et de sa fonction. Freud n’a pas découvert l’existence du fantasme mais il en a montré le sens, la valeur, son rôle pathogène et, surtout, son enracinement dans l’ontogenèse et la phylogenèse. Il découvre en effet les fantasmes inconscients et démontre qu’ils sont des variations individuelles sur des thèmes communs à tous les êtres dont ils forment une partie de la structure psychique. Rêveries, rêves et fantasmes présentent une série de points communs dont le principal est sans doute le fait qu’ils sont des mises en scènes du désir et/ou de sa satisfaction. Dans la rêverie le désir fait loi et peut tout transformer, en particulier la réalité extérieure, pour parvenir à sa réalisation. Si celle-ci se heurte à un obstacle externe, le moi ne se trouve plus à même d’exercer l’« action spécifique » qui satisfait le désir et dont je rappelle brièvement la définition: « La satisfaction du besoin se fait selon un schéma co-pulsionnel structuré biologiquement et par l’intermédiaire d’un objet externe adéquat »4 Il est nécessaire de remarquer que cette définition s’applique également au désir, la micropsychanalyse ayant clairement différencié les deux concepts, le besoin mobilisant surtout le pôle somatique de la motricité co-pulsionelle, le désir le pôle psychique de celle-ci. L’action spécifique qui apporterait la satisfaction du désir est rendue impossible par des difficultés extérieures. Le moi ne peut différer non plus la réalisation du désir: il retourne à un mode hallucinatoire de satisfaction — c’est-à-dire vers un vécu d’anciennes expériences de satisfaction formant un point de fixation — et se crée une nouvelle réalité commandée par le processus primaire. Quant au fantasme, Fenichel5 en donne une définition lapidaire : toute pensée non transformée en action est appelée fantasme. Il en distingue deux types : le fantasme dit préparatoire qui anticipe une action ultérieure et la rêverie qui est le refuge des désirs impossibles à réaliser dans la réalité extérieure. Le fantasme préparatoire a la propriété d’augmenter la tension inhérente au désir comme, par exemple, lorsque quelqu’un pense qu’il fera l’amour sous peu.

Colette Chiland souligne dans un article présenté au colloque de la Société Psychanalytique de Paris sur les fantasmes, en 19716 l’originalité de la théorie psychanalytique d’avoir réhabilité l’importance du fantasme en tant que tronc commun reliant la perception, le souvenir et la fantaisie dans l’activité mentale à son principal support : le désir. Avec l’introduction de l’inconscient, perception, souvenir et imagination ne peuvent plus être envisagés comme des phénomènes distincts. Bien plus, ils forment les éléments d’une dialectique qui est à la base de la dynamique psychique tant dans l’ontogenèse que dans le vécu présent. C’est, on le sait, avec la notion de « fantasme inconscient » que Freud7 aborde la question du fantasme. Il remarque que la crise hystérique n’est rien d’autre qu’un fantasme transféré dans la motilité, projeté sur la motricité et mis en scène mimiquement. Il ne peut s’agir que d’un fantasme inconscient, l’hystérique ne sachant pas le pourquoi de sa crise. Freud relie cette dernière au désir dont elle est la réalisation. La crise hystérique est donc bien une forme d’expression particulière des pulsions dans l’impossibilité de se décharger par les voies habituelles. La crise hystérique est la réalisation d’un désir comme le rêve. Comme toute forme contrariée d’expression pulsionnelle le fantasme est générateur de symptômes. Il est peut-être bon à ce sujet de reprendre la 23ème leçon8 dans laquelle Freud décrit le cheminent de la formation des symptômes. Il en vient à constater que les souvenirs, les événements de la petite enfance qui forment le matériel de la séance sont souvent faux, que les scènes de séduction n’ont pas eu lieu et que le matériel est à la fois erroné et correct. Il entend par là que ce dernier est un mélange de rapports exacts et de fantasmes qui se forment autour de souvenirs d’enfance.

Il n’y a pas de souvenirs d’enfance, dira Freud, il n’y a que des souvenirs se rapportant à l’enfance, c’est-à-dire reconstruits à partir d’éléments récents. Et les fantasmes inconscients possèdent ce que Freud appelle la réalité psychique qui est décisive dans la formation des névroses. La micropsychanalyse est on ne peut plus claire dans sa définition de ces rapports : l’inconscient est le siège d’une intense élaboration primaire qui, mettant les rejetons de l’inconscient à l’épreuve sous l’influence du rêve et de l’agressivité-sexualité, fomente tout conflit psychique. Ce dernier est défini comme une « contrariété pulsionnelle entre désirs inconscients et mécanismes de défense signant l’antinomie entre le vide et son organisation énergétique »9. Mais parallèlement, et précisément grâce aux rejetons de l’inconscient, l’élaboration primaire permet une ébauche de solution du conflit dans le fantasme — « mise en scène représentationnelle-affective et à œdipienne structuration agressive-sexuelle du conflit »10 — c’est-à-dire axé sur l’Image ontogénétique, de même que dans les fantasmes originaires qui sont des prototypes fantasmatiques de l’Image phylogénétique. Le fantasme réalise donc le premier pas de la formation de compromis — chaque symptôme étant un tel compromis — et de la formation substitutive. En un mot : chaque pensée, parole, action ou émotion peut-être con sidérée comme une formation de compromis, symptomatique ou substitutive tentant de résoudre un conflit psychique. Mais le fantasme est, comme le précisent si brillamment M. Curtit, P. Codoni et D. Lysek11 de l’énergie organisée en représentations et affects, à savoir des impressions que la motricité co-pulsionelle laisse d’elle-même dans la trame énergétique du ça qui vont se structurer en entités psychiques soumises au processus primaire. Celles-ci vont organiser l’inconscient. Ainsi définis, représentations et affects ne se différencient plus que par leur aspect qualitatif ou quantitatif. Ils sont les sup ports de l’hérédité psychique dès la fécondation, l’œuf véhiculant les traces énergétiques d’expériences co-pulsionnelles des lignées ancestrales maternelle et paternelle. Ces représentations et affects phylogénétiques déterminent, entre autres, les structures représentationnelles et affectives du développement agressif-sexuel et elles forment ensemble l’Image, la structure « intime, héréditaire et acquise de l’inconscient ». Au point de vue dynamique, ces schèmes phylogénétiques englobent les caractéristiques et les destins des pulsions, des co-pulsions, des expériences de satisfaction et de frustration, des mécanismes de défense et les fantasmes. Par ses liens avec l’Image, le rêve et le conflit, l’activité fantasmatique doit être considérée comme tout à fait basale et constamment à l’œuvre dans chaque individu. Eric Klinger voit dans le fantasme une sorte d’activité constante de l’esprit humain, une espèce de musique de fond, sur laquelle tout s’organise et à laquelle on revient dès que l’attention n’est plus sollicitée12 Sans forcer beaucoup la pensée de cet auteur on peut penser que l’activité fantasmatique est à l’état de veille ce que le sommeil sismique est au rêve.

* * *

J’en viens maintenant au fantasme du jumeau. Le lecteur de langue italienne sera sans doute déjà quelque peu familiarisé avec cette problématique par le livre de notre éminent collègue, Nicola Peluffo13. Si tant est qu’on le rencontre car il est souvent caché, déplacé et condensé dans d’autres fantasmes, le fantasme du jumeau n’apparaît que tardivement au cours d’une micropsychanalyse. Il forme une partie importante du matériel vers la fin du travail lorsque les associations libres concernent la mère fusionnelle et le stade initiatique. Comme pour tout ce qui a trait aux « grands thèmes » de sa micropsychanalyse, l’analysé y fait quelques allusions au début du travail, allusions qui deviennent de plus en plus précises au fur et à mesure qu’il s’approche des périodes orale et intra-utérine. Dans le cas où le fantasme du jumeau émerge à la conscience, il prend forme dans l’idée, le sentiment, le vague « souvenir » d’avoir ou d’avoir eu un jumeau qui serait perdu, ou encore d’avoir laissé quelqu’un derrière soi. Il apparaît aussi dans les séries oniriques de cette phase du travail parfois sous la forme d’un ami bienveillant ou bien alors malveillant, bien que, plus généralement, il n’apparaisse dans le rêve qu’en spectateur. Un analysé dans le travail d’interprétation d’un tel rêve en arriva à se convaincre qu’il avait réellement eu un jumeau dont il se serait débarrassé alors qu’il était encore dans le ventre de sa mère. Continuant ses associations, il fut amené à poser l’équation pénis = petit frère. Désigner le pénis par le « petit frère » était une expression aussi courante au début du siècle que le « zizi » aujourd’hui. Et c’est en utilisant ce souvenir phylogénétique comme un symbole personnel que cet analysé en vint assez rapidement au stade initiatique et au vécu de castration qu’il comporte. Il est d’autre part bien connu que la fin prochaine de l’analyse, la séparation plus ou moins imminente d’avec le micropsychanalyste, ne laisse aucune paix aux analysés. Comme le précise fort bien N. Peluffo, l’analyse est vécue par l’analysé comme sa propre grossesse et il revit dans la situation analytique l’ensemble de son vécu intra-utérin. La fin de l’analyse signifie donc la naissance psychique enchaînant la séparation d’avec l’Image maternelle ontogénétique et, par là, de la castration-mort. Or, ce revécu utérin est dominé par la problématique d’être expulsé de l’utérus on d’y être retenu. Cette problématique a plusieurs causes: d’une part la quasi in­compatibilité cellulaire entre la mère et son fœtus, d’autre part l’hérédité psychique de celui-ci et de celle-là. Ce point a été clairement établi par Jones, puis par S. Fanti, N. Peluffo et, enfin par M. Alfonso14.

Ce qui nous intéresse particulièrement dans ce contexte, ce sont les fantasmes de la mère qui sont, comme il a été indiqué plus haut, à la fois phylogénétiques et ontogénétiques et la manière dont le fœtus y réagit sur la base de sa propre phylogenèse. On peut penser avec N. Peluffo que les fantasmes maternels agissent sur le fœtus comme stimulus auxquels celui-ci « répond » en développant ses propres fantasmes et que l’ensemble de ces fantasmes opère dans une quadruple dynamique: fantasme-stimulus « expulser » — fantasme-réponse « vouloir être expulsé »; fantasme-stimulus « retenir le fœtus » — fantasme-réponse « vouloir être retenu ».

Les découvertes que la micropsychanalyse a faites en ce qui concerne la période intra-utérine15 permettent de comprendre que la dynamique des fantasmes maternels et fœtaux peut être divergente et cela paraît être spécialement les cas dans le moments critiques de la grossesse (nidation, stade initiatique, naissance) dont il sera encore question. Considérons maintenant le cas d’une grossesse au cours de laquelle l’opposition des dynamiques maternelles et fœtales n’a pas été trop marquée. Elle arrive à terme et l’individu se développe « normalement ». Le matériel que cet individu apportera éventuellement dans sa micropsychanalyse mettra peu à peu en évidence que le fantasme du jumeau est l’image de lui-même dans l’utérus16 et que son contenu se déplace dans le développement ultérieur parallèlement à l’évolution de l’Image maternelle, qui se structure après la naissance sur la base du fantasme phylogénétique de mère.

L’image de soi-même dans l’utérus est ainsi lentement substituée par, entre autres, l’image du sein, de l’anus, du pénis fantasmatique, celle des frères et des sœurs selon les phases du développement agressif-sexuel qui, arrivé à son terme, permettra les relations hétérosexuelles.

Il en va tout autrement lorsque la dynamique des fantasmes maternels et celle des fantasmes du fœtus s’oppose de manière conséquente et répétée. J’entends par là que la capacité de la mère et du fœtus à absorber et métaboliser l’agressivité de l’autre est sollicitée jusqu’à atteindre un seuil limite au-delà duquel le fœtus subirait de graves souffrances ou mourrait. Quelques moments critiques de la grossesse ont déjà été mentionnés, dont le plus marquant est le stade initiatique par le quel le fœtus passe à partir du sixième mois environ de sa guerre utérine et qui est caractérisé par les trois points suivants :

  1. le fœtus est impliqué dans le coït parental et participe aux ébats de sa mère et, à travers elle, à ceux de son partenaire ;
  2. le fœtus « répond à chaque microdétail de la psychosexualité maternelle par un érotisme cellulaire ;
  3. fait donc, simultanément à leurs réactivations chez la mère, des poussées libidinales : orales, sadiques-anales, phalliques et génitales »17.

Le fœtus doit en particulier au stade initiatique métaboliser la charge agressive et angoissante du coït parental dont il se départage par identification (le plus souvent à l’agresseur). Les premières poussées libidinales que l’enfant fait pendant le stade initiatique déterminent sa sexualité future. En effet, l’expérience montre que cette identification cellulaire, lorsque sa composante destructrice domine, peut modifier l’équation inconsciente bien connue: enfant = soi-même pénis de la mère, en : enfant = pénis = fétiche, c’est-à-dire que le fantasme du jumeau devient le corps du fétiche. Ce dernier au cours du développement est tout d’abord le propre appareil génital, puis celui d’un autre individu ou tout substitut le représentant symboliquement et qui permet une certaine décharge à l’âge adulte. Le fantasme du jumeau s’est ainsi transformé par exemple en fantasme de la mère phallique ou en celui des parents combinés, avec tous les troubles de l’agressivité-sexualité qui ponctuent les névroses et les psychoses et qui ont marqué la vie des écrivains dont il fut question plus haut, les condamnant à une existence où le narcissisme domine et déterminant le con tenu de leurs créations romanesques.

En guise de conclusion, je désirerais soumettre à votre attention une définition du jumeau psychique qui rassemble tout ce qui a été exposé. Le fantasme du jumeau est la représentation de la synapse fœto-maternelle. Il apparaît comme la représentation princeps à partir de laquelle, sur la base des schèmes phylogénétiques et sur son ancrage cellulaire, tout le système représentationnel de l’être humain s’organise.

Notes

1 S. Fanti, L’homme en micropsychanalyse, (Denoël, Paris, 1981) Buchet-Chastel, Paris, 1988.

2 S. Fanti, Dictionnaire pratique de la psychanalyse et de la micropsychanalyse, Buchet- Chastel, Paris, 1983.

3 O. Rank, Don Juan et le Double, études psychanalytiques, Payot, Paris, 1973.

4 S. Fanti: Dictionnaire… op. cit. def. 153.

5 O. Fenichel, The Psychoanalytic Theory of Neurosis, Norton, N. Y., 1941.

6 C. Chiland, « Le statut du fantasme chez Freud », Revue Française de Psychanalyse, tome XXXV, pp. 217-247, PUF, Paris, 1971.

7 S. Freud, « Allgemeines liber den hysterischen Anfall » (1909), Gesammelte Werke, tome 7, Fischer Verlag, Francfort, 1941.

8 S. Freud, « Volesungen zur Einfuhrung in die Psychoanalyse » (1916-17), Gesammelte Werke, tome II, Leç. 23, Norton, N. Y., 1941.

9 S. Fanti, Dictionnaire… op. cit. def. 228.

10 S. Fanti, Dictionnaire… op. cit. def. 229.

11 M. Curtit, P. Codoni, D. Lysek, « L’hérédité psychique en micropsychanalyse », in Généalogie et Transmission, sous la direction de Jean Guyotat et Pierre Fedida, Echo-Centurion, Paris, 1986, p. 43-48.

12 E. Klinger, Structure and Functions of Fantasy, Wiley, N.Y., 1971.

13 N. Peluffo, Micropsicoanalisi dei processi di trasformazione, Book’s Store, Torino, 1976.

14 M. Alfonso, Freud e la madre, Psiche, Torino, 1982.

15 S. Fanti, L’homme… op. cit.

16 N. Peluffo, Micropsicoanalisi dei processi… op. cit.

17 S. Fanti, L’homme… op. cit. p. 182.

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