Quelques effets des vécus du fœtus sur la vie adulte
Ce texte est une version étendue et mise à jour d’un exposé que j’ai présenté au XXVII Fetus as a Patient International Congress le 26 mai 2011 à Taormina, Italie. Il a été publié en italien dans la revue en ligne Psicoanalisi e Scienza (www.psicoanalisi.it), en trois parties successives, les 12 mars, 21 mars et 15 avril 2019.
1ère partie : psychisme fœtal
Ce titre peut surprendre car beaucoup de psychanalystes considèrent aujourd’hui encore que le psychisme ne se développe qu’après la naissance. Ils estiment que le fœtus ne subit pas les expériences de frustration indispensables au développement d’un appareil psychique puisque tous ses besoins physiologiques sont satisfaits. En effet, au point de vue freudien, le psychisme se construit pour gérer les tensions qui découlent du biologique.
Néanmoins, le travail analytique présente des données qui démontrent clairement que le psychisme commence à se développer avant la naissance, pendant la vie intra-utérine, et que certaines expériences intra-utérines peuvent affecter directement la vie adulte. Dès 2011, j’ai commencé, à présenter certaines de ces données dans différents congrès. Aujourd’hui, il me semble utile de les diffuser à plus grande échelle.
En voici tout de suite un exemple.
Une femme s’est mariée à la suite d’un « coup de foudre », un amour passionnel dont elle ne comprend pas la raison car son mari ne correspond en rien au type d’homme qui l’attire. Elle pressent alors que son mariage a été induit par son inconscient. Elle analyse donc les aspects œdipiens de sa passion amoureuse, mais rien de pertinent n’en ressort : l’homme qu’elle a épousé ne ressemble en rien à son père biologique, qu’elle n’a pas connu – il a disparu quand la mère était enceinte de huit mois (il faut garder ce point en mémoire car il est très important) – mais qui était souvent mentionné dans la famille et dont elle a vu de nombreuses photographies ; d’autre part, l’homme avec qui elle s’est mariée n’a rien en commun avec le second mari de sa mère, qui l’a élevée, ni avec d’autres membres de la famille.
Dans la première heure d’une séance émotionnellement intense, cette personne analyse ses dernières vacances à la mer. Dans la station balnéaire paradisiaque où elle se trouvait, elle a été foudroyée par une terrible crise d’angoisse alors qu’elle se baignait : « L’eau me semblait toxique, j’étouffais, je n’arrivais plus à nager, j’avais envie de crier mais aucun son ne sortait de ma bouche. Quel cauchemar ! J’ai failli me noyer ! » Une heure plus tard, ses associations libres se centrent sur le thème de l’amour fou. L’analysée se souvient des quelques années de bonheur avec son mari – années au cours desquelles elle flottait dans un monde imaginaire de fusion parfaite – avant qu’il ne détruise cette symbiose avec un adultère, provoquant ainsi la fin du rêve et déclenchant une succession de manifestations d’angoisse. C’est alors qu’un détail oublié lui revient : lorsqu’elle rencontra pour la première fois son futur mari, il jouait une sonate de Chopin au piano. Avec l’émergence de ce souvenir, elle retrouve un fait souvent rapporté par sa mère, mais qui était jusqu’alors refoulé : son père biologique a fait des études de musique et, justement, il jouait et rejouait inlassablement cette même sonate dans la maison où vivait le couple pendant la grossesse de sa mère. Cette remémoration a un fort effet cathartique (c’est-à-dire une décharge émotionnelle libératrice).
Ainsi, nous avons pu peu à peu reconstituer des vécus fœtaux : d’abord un vécu de fusion avec sa mère et à travers elle avec l’environnement ; cette symbiose était synonyme de bien-être, mais ce bien-être a pris fin violemment avec l’angoisse de sa mère quand était sans nouvelles de son mari. Lorsqu’elle était fœtus, l’angoisse maternelle a diffusé en elle, puis la tristesse du deuil l’a imprégnée, car sa mère a appris peu après que son mari était mort. En somme, pendant sa période fœtale, elle a d’abord vécu des expériences de félicité, puis des moments de tension et certainement de souffrance. Et le déroulement de sa relation de couple est entré en résonance avec cela : d’abord le bonheur de la symbiose, puis l’angoisse déclenchée par l’adultère.
On pourrait donner d’autres exemples, mais cela ne suffirait pas à démontrer qu’il existe, dans la psyché adulte, des traces actives d’expériences intra-utérines. Pour ce faire, il faut soutenir le matériel analytique par des éléments scientifiques qui le renforcent.
En premier lieu, avant d’affirmer qu’un matériel analytique pourrait remonter à la vie fœtale, il faut être sûr que ce soit biologiquement possible. Or, il existe une discipline scientifique en pleine expansion: l’épigénétique (c’est-à-dire la discipline qui étudie les mécanismes qui influencent l’expression des gènes, sans modifier la structure héréditaire de l’ADN). Elle indique qu’une anxiété importante ou une dépression de la mère pendant la grossesse stresse le fœtus, ce qui le prédispose à de futurs troubles psychiatriques[1]. Cette donnée a été confirmée – c’est un exemple parmi d’autres – par une ample recherche menée sur plus de 30 000 dyades mère-enfant. Elle a établi que les enfants dont la mère a souffert de telles pathologies pendant sa grossesse ont un caractère difficile, des troubles émotionnels et des problèmes de comportement[2].
Les professionnels qui ont l’occasion de voir des échographies 4D peuvent observer que le fœtus réagit aux perturbations de son environnement avec des mouvements et des changements dans l’expression du visage. Nous avons ainsi appris de la science moderne que le fœtus éprouve des sensations, perçoit des informations transmises par la mère, auxquelles il réagit, et qu’il peut donner une réponse motrice à différents stimuli. On sait désormais qu’il a la capacité de mémoriser au moins une partie de ces éléments ; il se constitue ainsi des expériences vécues, qui s’intègrent à son bagage héréditaire. En tant qu’analystes, nous pouvons par conséquent nous sentir autorisés à considérer que les traces de ces expériences forment les premières structures du psychisme. Dans cette logique, Bergeret, Soulé et Golse, qui sont d’éminents psychanalystes français, écrivent dans leur livre Anthropologie du fœtus : « On commence heureusement à ne plus établir de frontière, ni somatique ni psychique, entre les conditions de la conception, la vie embryonnaire, la période fœtale et la venue au monde d’un enfant. Ni entre ce qui a été enregistré (et du point de vue somatique et du point de vue psychique) à la période fœtale et à ce qui va se révéler, dans un « après-coup », pendant l’enfance, l’adolescence ou la vie adulte. »[3]
En somme, on dispose aujourd’hui de données biologiques qui rendent plausible l’hypothèse que le psychisme commence à se développer durant la vie fœtale. Magnifique! Cependant, cela ne suffit pas à démontrer que les manifestations adultes qui semblent être d’origine fœtale le soient vraiment! Des indications spécifiques tirées de notre outil de travail sont également requises : ce sont des associations libres faites en séance. Sinon, nos affirmations ne seraient pas totalement scientifiques ! Ce serait dommage car notre setting fait justement ressortir des contenus psychiques très archaïques, qui ont clairement à voir avec la vie fœtale.
Même si ce setting est déjà bien connu, en dire quelques mots ne me semble pas inutile. Il s’agit de la micropsychanalyse, une forme d’analyse freudienne caractérisée par sa flexibilité et son intensité, c’est pourquoi on l’appelle aussi psychanalyse intensive.[4] Elle se caractérise essentiellement par un allongement de la durée des séances – nous les appelons séances de longue durée ou longues séances – et par le fait que, à certains moments du travail, on y insère l’analyse de la généalogie du sujet et l’étude de documents concernant sa vie, comme des photographies ou des vidéos de lui, de sa famille ou de ses proches.
Cette forme d’analyse permet une verbalisation poussée : l’analysant a amplement le temps de se plonger dans son histoire et d’en revivre les principaux événements. Certaines expériences précoces reviennent alors en surface et sont mises en mots. A partir de là, elles peuvent être élaborées, c’est-à-dire reliées à des rêves, à des symptômes ou à des comportements passés ou actuels. En termes plus techniques, je dirais que le cadre micropsychanalytique stimule le développement de grandes chaînes d’associations libres qui explorent le psychisme en profondeur. L’analyse finit ainsi par relier des éléments de la vie actuelle de la personne avec des expériences survenues pendant son enfance, et enfin avec des événements encore plus éloignés, survenus au cours de sa vie intra-utérine ou de son histoire familiale.
J’aimerais encore mentionner un autre aspect des séances de longue durée qui, en plus d’en accroître l’efficacité, leur donne une dimension scientifique intéressante : la formation de boucles associatives[5]. De quoi s’agit-il ?
Une boucle associative est une large séquence d’associations libres dont les éléments (c’est-à-dire les maillons de la chaîne) partent d’un thème exprimé dans les premières minutes de la séance, puis s’enchaînent progressivement et finissent par revenir sur ce thème de départ, éclairant alors sa signification inconsciente. En d’autres termes, les éléments verbalisés s’engrènent les uns aux autres et forment progressivement une sorte de boucle virtuelle qui se ferme en reliant un contenu manifeste du début de la séance à un contenu du psychisme profond. Dans le cas qui nous intéresse ici, l’élément inconscient mis en évidence par la boucle associative serait une expérience d’origine fœtale.
Voici un exemple de boucle associative dont les maillons convergent vers des expériences mémorisées pendant la vie intra-utérine. Au début d’une séance, un analysant raconte que, durant ses disputes avec sa femme, il était assailli par un sentiment angoissant d’abandon ; cette sensation était si atroce qu’il était obligé de se donner des coups de poing sur la tête, puis d’aller mettre sa tête sous l’eau froide pour calmer la douleur. Ce comportement est resté longtemps mystérieux. Il s’est éclairci lorsqu’une séquence d’associations libres a fait émerger le souvenir, accompagné d’un revécu intense, d’être secoué dans le ventre de sa mère. Cette boucle associative s’est répétée à plusieurs reprises. La signification intra-utérine du symptôme a été confirmée grâce à plusieurs rêves comportant des éléments typiques de la vie fœtale. Par exemple, ces rêves représentaient le sujet maltraité dans la cale d’un navire, ou enfermé dans une grotte humide et sombre, ou encore en train d’essayer d’échapper à un tsunami causé par un tremblement de terre ; l’analyse de ces images de rêve convergeait vers des éléments très archaïques, que je ne peux pas décrire ici. Un jour, la personne en analyse a interrogé sa mère et elle a fini par lui confesser qu’elle avait tenté d’avorter : elle était très jeune lorsqu’elle est tombée enceinte de lui et ne se sentait pas prête à élever un enfant ; dans l’espoir de se débarrasser de cette grossesse, elle a fait pendant des mois de très longues chevauchées au galop.
J’espère avoir fourni suffisamment d’arguments en faveur de l’hypothèse qu’il existe un psychisme fœtal, basé sur de véritables vécus. Dans la deuxième partie de cet article, ces vécus seront examinés plus en détail.
2ème partie : stade initiatique
La première partie de cet article a fourni quelques éléments indiquant que les premières briques du psychisme se posent durant la vie intra-utérine. Silvio Fanti en a eu l’intuition il y a une quarantaine d’années. Il a en effet révolutionné le savoir psychanalytique concernant la sexualité et l’agressivité en affirmant qu’elles commencent à s’organiser dans l’inconscient avant la naissance, au cours d’un stade fœtal du développement, qu’il a appelé « stade initiatique »[6]. La notion de stade est essentielle en psychanalyse. Elle correspond à une étape de développement du psychisme pendant laquelle des pulsions et des relations s’organisent de manière à créer une structure dans l’inconscient. Le stade initiatique est donc une première étape dans la structuration de l’inconscient. Celle structuration se fait en réponse à des stimuli que le fœtus reçoit de sa mère et son propre corps.
Pourquoi ai-je parlé de révolution ? Dans le modèle freudien, le psychisme se développe en réaction à des tensions provenant de besoins biologiques insatisfaits ; il se construit comme une suite d’essais de résoudre les sensations désagréables – ou même intolérables – que le bébé ou l’enfant ressent. L’exemple type serait la faim. Quand une intervention extérieure tarde à satisfaire un de ses besoins et à en éliminer le désagrément, le petit humain se trouve dans un état détresse angoissante, dont naissent les premiers désirs. Le psychisme se construit sous l’incitation de ces désirs, comme essai de gérer l’angoisse.
Cette présentation du modèle freudien est bien sûr schématique, mais on peut tout à fait dire que Freud a montré que le psychisme est une sorte d’instrument à gérer les frustrations et les souffrances. Il le fait en abaissant les tensions. D’où la conclusion : sans tensions pas de psychisme ! On verra qu’en micropsychanalyse, on considère que l’appareil psychique sert aussi à mémoriser des états de basse tension, c’est-à-dire des états de bien-être, et à en promouvoir la reproduction. Mais restons pour l’instant au point de vue classique.
Les psychanalystes faisaient partir le développement du psychisme de la naissance, parce que la vie intra-utérine était considérée comme une période sans tensions ni sensations de manque. Cela n’a pas empêché Arnaldo Rascovky, déjà en 1958, de lancer l’idée que le fœtus pourrait bien avoir une véritable vie psychique.[7] Pour lui, le fœtus peut se construire des fantasmes sur la base de représentations héréditaires. Rasovsky a été un pionnier, mais il lui manquait les connaissances biologiques et psychanalytiques dont on dispose aujourd’hui. A la lumière des données contemporaines, comme je l’ai déjà signalé, on peut parler non seulement de fantasmes, mais de véritables vécus dans le ventre de la mère.
Avant d’énumérer quelques vécus fœtaux perceptibles en longue séance d’analyse, une précision : pour saisir que le fœtus peut ressentir et mémoriser des choses, il est important de visualiser que le psychisme est en fait psychobiologique ; non seulement il a un support corporel, mais ses contenus sont totalement intriqués avec le biologique. Dans notre pratique, on ne peut évidemment pas les voir comme un tout, cependant on cherche à se représenter comment le psychique interagit avec le corporel. On conçoit alors que le psychique se nourrit continuellement d’éléments biologiques et qu’il l’influence en retour. Il y a donc des translations biridirectionnelles entre l’un et l’autre.[8] De concevoir de telles interactions aide à imaginer comment les premières briques du psychisme se mettent en place. Effectivement, on a tout lieu de penser qu’il se construit à partir de signaux hormonaux, métaboliques ou sonores qui atteignent le fœtus et qui lui donnent des informations sur l’état psychique de sa mère.
En fait, c’est le travail analytique avec des adultes qui nous autorise à l’envisager. On doit souvent y faire face à des vécus de rejet, à des expériences d’exclusion ou à des impressions d’abandon. La psychanalyse classique nous enseigne qu’on peut rapporter à des traumatismes survenus au stade oral, anal ou phallique. En micropsychanalyse, il arrive qu’on puisse les faire remonter à la vie fœtale, comme Q. Zangrili le fait dans un bel article datant de 2007[9]. Dans ce texte, l’auteur part de données biologiques pour insérer un matériel analytique qui débouche dans le stade initiatique. Effectivement, comme on l’a vu dans la première partie, certaines boucles associatives qui se forment au cours des longues séances confluent clairement vers des vécus agressifs et/ou sexuels provenant du stade initiatique.
On constate en analyse que les vécus intra-utérins de rejet ou d’abandon sont généralement remémorés et revécus avec une angoisse plus ou moins intense. On les considère donc comme des expériences de tensions contre lesquelles l’être en développement a dû se défendre enclenchant ainsi la formation de son futur inconscient. On pourrait penser que de tels vécus sont devenus rares aujourd’hui, puisque la grossesse est généralement acceptée ou même fortement désirée. Ils n’ont cependant pas disparu car il y a des incompatibilités immunologiques entre la mère et l’embryon, auxquelles il doit faire face. Comme N. Peluffo l’avait déjà relevé dans les années 70, l’embryon constitue une sorte de tumeur pour l’organisme de la mère[10]. Cela explique pourquoi Fanti parle de « guerre utérine » dans L’homme en micropsychanalyse. Une guerre que l’embryon doit gagner, sinon il serait expulsé.
Dans ce contexte, il vaut la peine de dire un mot de l’angoisse d’annihilation, c’est-à-dire de la peur inconsciente de se dissoudre dans le vide. Elle est typique des troubles psychiques graves et les psychanalystes voient généralement son origine dans un vécu traumatique du stade oral. Pour ma part, en me basant sur des revécus d’expériences archaïques en longue séance, je dirais qu’elle peut plonger ses racines dans des vécus du stade initiatique.
J’ai donné jusqu’à présent des exemples de vécus fœtaux qui peuvent se répercuter négativement sur la vie adulte, contribuant à modeler une prédisposition à de douloureuses répétitions névrotiques. Angela Gigliotti en fournit d’autres exemples dans son chapitre des Maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique[11]. Il ne faudrait cependant pas penser que la vie intra-utérine ne laisserait que des empreintes négatives. Bien au contraire ! Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir que la plupart des auteurs classiques ont décrit la vie intra-utérine comme une expérience de quiétude totale, comme un paradis dont on gardera une éternelle nostalgie. Et les revécus en longue séance confirment que la vie fœtale est aussi faite de vécus heureux. Ils se manifestent sous forme d’un sentiment de totale détente et de bien-être immense, accompagné d’une étrange sensation de flotter dans un monde illimité, hors du temps et de l’espace.
Cela se présente généralement de manière corporelle, sans pensées, sans mots (ils viendront après). Comment sait-on qu’il s’agit très probablement d’un revécu intra-utérin ? On en a la confirmation quand la personne en analyse recommence à parler et se met à décrire les sensations corporelles qu’il a eues. Pour nous, ces manifestations traduisent un vécu intra-utérin si la associations libres qui suivent confluent ensuite vers des représentations que nous considérons comme typiques de la période fœtale, par exemple une sensation de légèreté, de flotter ou même d’apesanteur, l’impression de ne plus sentir ses limites corporelles, accompagnée d’une sensation d’obscurité, de sons lointains ou d’une perception de battements cardiaques.
L’écrivain français Romain Rolland a décrit quelque chose de semblable : il a parlé de « sentiment océanique » à propos de cette sensation d’appartenir à l’univers, de faire un avec le monde, avec un sentiment de bonheur total. D’ailleurs, on peut régresser à la période fœtale, pour un instant, dans la sexualité ou dans des activités qui en dérivent. On peut aussi éprouver une telle sensation au moment de s’endormir, bien au chaud et précisément en position fœtale. On peut également la ressentir lorsqu’on tombe éperdument amoureux ou, bien que cela soit moins fréquent, dans l’extase mystique. Sans oublier que certaines personnes vont inconsciemment la chercher dans l’alcool, les drogues ou des médicaments psychotropes.
D’une manière ou d’une autre, nous sommes tous poussés, dans notre vie d’adulte, à reproduire des vécus intra-utérins au cours desquels le désir du fœtus de ne faire qu’un avec la mère s’est réalisé dans la relation fusionnelle qui avait cours à l’époque. La vie dresse sur notre parcours tant de difficultés et d’obstacles au plaisir qu’on a besoin de les compenser en ravivant ponctuellement le bien-être – fait de tranquillité, d’équilibre et d’absence de crispation – dont notre mémoire inconsciente garde la trace. J’aimerais mentionner dans ce contexte la préoccupation maternelle primaire que Winnicott a mise en évidence et dont M. Romerio a relevé l’importance psychobiologique[12]. La préoccupation maternelle primaire est une attitude empathique de la mère envers son enfant. Elle se développe dans le dernier trimestre de la grossesse. Basée sur la relation symbiotique entre la mère et le fœtus, cette disposition permet à la mère de percevoir les besoins de l’enfant et d’agir de façon à lui assurer le plus de bien-être possible. Après la naissance, pendant les premiers mois d’existence, la préoccupation maternelle primaire permet à la mère de répondre adéquatement aux signaux qu’envoie le bébé, contribuant ainsi à la réalisation des désirs qu’il a hérités de sa période fœtale. Conjointement aux vécus de bien-être du fœtus, cela met en place des bases psychiques solides, fournissant en particulier les premières briques d’une future personnalité saine.
Effectivement, il semble qu’il y a d’immenses retombée positives d’avoir vécu, au début de l’existence, de longs moments de bien-être reliés à un sentiment océanique de fusion avec sa mère : il est probable que cela favorise la construction d’une structure psychique souple et augmente les chances que la pulsion de vie domine la pulsion de mort. Dans Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse[13], Daniela Gariglio et moi avons soutenu la thèse que de tels facteurs jouent un rôle clé dans les possibilités qu’aura l’individu de s’exprimer créativement. Le mécanisme en serait le suivant : la réactivation d’antiques traces de bien-être générerait une pulsion à créer dérivée de la pulsion de vie. Lorsque cela se concrétise, cela épanouit la personnalité du sujet et tend à éclairer son existence. En analyse, on peut souvent relier cette pulsion créatrice à des expériences de bien-être intra-utérin. J’en donnerai un exemple dans la prochaine partie.
3ème partie : construction précoce du psychisme
La deuxième partie de cet article s’est terminée sur la démonstration qu’il existe des vécus fœtaux de bien-être dont l’expression configure une prédisposition à vivre ultérieurement des moments épanouissants et équilibrants. J’en avais alors promis un exemple. Le voici.
Une femme souffre depuis des années d’une dépression marquée par un syndrome d’inhibition psychomotrice : elle mène une vie douloureuse et ennuyeuse dont elle n’arrive pas à sortir. Elle a bien des velléités de changement, mais elle ne les met jamais en pratique. Son analyse révèle qu’elle a eu une enfance évoquant celle de la Cosette des Misérables de Victor Hugo. Elle est née dans une famille pauvre peu avant qu’éclate une guerre dans son pays. Son père fut envoyé au front, puis emprisonné pendant plusieurs années, ce qui a précipité la famille dans la misère. Sa mère dut travailler du matin au soir loin de chez elle où elle laissait la petite seule. Plus tard, la fillette fut contrainte à des travaux trop durs pour elle et qu’elle devait parfois exécuter sans rien manger de la journée.
Au cours de son analyse, cette femme fit une fois un rêve très différent des cauchemars qui souvent la réveillaient pleine d’angoisse. Dans ce rêve, elle volait comme un aigle, ou un planeur, dans un brouillard humide et tiède, avec une sensation de grand bien-être. Le jour suivant, sur le divan, elle revit la sensation de planer et retrouve sa sensation de bien-être. Les associations libres qui ont suivi ont élaboré ce vécu. Elles ont conflué vers des représentations que nous avons pu relier à la vie intra-utérine.
Peu de temps après cette séance, cette personne a ressenti un premier effet positif de l’analyse quant à sa vie quotidienne : elle a commencé spontanément une activité créative ; elle s’est mise à construire des objets design qui se caractérisaient tous par un aspect « aérien » ; elle disait qu’ils avaient quelque chose de léger, au point de sembler suspendus dans l’air, comme un aigle en vol. Elle a précisé que, pendant qu’elle créait, elle éprouvait une sensation de bien-être jamais ressentie auparavant, excepté lors de ce rêve et de la séance qui l’a suivi. En nous appuyant sur différents autres éléments dont je ne peux pas parler ici, s’est imposée l’idée que son activité créatrice donnait corps à des vécus fœtaux de bien-être, parce que, pendant sa grossesse, juste avant la guerre, sa mère menait une vie heureuse.
Les vécus fœtaux que j’ai mentionnées jusqu’à maintenant avaient une origine ontogénétique, c’est-à-dire liée à des événements survenus pendant l’existence même du fœtus. Toutefois, au cours de certaines analyses, on se trouve confrontés à des manifestations de l’inconscient (symptômes, comportements, rêves ou fantasmes) qui ne s’expliquent pas par les vécus ontogénétiques du sujet, même fœtaux. On découvre alors parfois, en étudiant l’arbre généalogique de la personne et éventuellement d’autres documents, que des événements survenus durant l’histoire de sa famille éclairent ce que son inconscient exprime. En d’autres termes, un vécu ancestral refoulé s’est transmis au sujet et a été réactivé à un certain moment de son histoire personnelle.
Une découverte de cette sorte doit bien sûr être étayée par des liens avec d’autres contenus provenant d’un passé lointain. Il faut en particulier que des boucles associatives[14] significatives se bouclent sur des éléments évoquant clairement des épisodes de la vie ancestrale. Ces éléments associatifs peuvent aussi nous indiquer à quel moment de l’ontogenèse la mémoire ancestrale s’est réactivée. Dans la littérature classique, plusieurs auteurs, comme Abraham & Török ou Anne Schützenberger, relient la réactivation d’événements ancestraux à des causes post-natales. Cependant, nos observations en longues séances permettent de ramener certaines réactivations de contenus ancestraux à quelque chose qui est arrivé pendant la période fœtale.
Je l’expliciterai à l’aide d’un exemple.
Il s’agit d’une femme venue en analyse pour un syndrome d’abandon. Elle a des traits borderline qui se manifestent en particulier dans sa vie de couple. En effet, elle provoque de violentes disputes avec son conjoint, qui est un bel homme aimant papillonner avec les femmes qui lui tournent autour. Quand sa femme le remarque ou l’imagine, elle l’agresse jusqu’à ce qu’il dise, exaspéré, qu’il n’en peut plus et qu’il va demander la séparation. Alors, elle se fait douce, demande pardon et ils se réconcilient. Cependant, ce jeu dramatique s’est produit une fois de trop et le conjoint est vraiment parti, demandant le divorce. Sa femme est alors tombée en profonde dépression et a commencé une analyse.
Durant son travail analytique, cette personne a découvert ceci : avant sa naissance, sa mère est tombée deux fois enceinte, mais une fausse couche a brusquement interrompu ces grossesses. Les fausses couches ont été vécues de manière tragique car le couple désirait fortement avoir un enfant. Quand la mère a été enceinte de l’analysée, elle a de nouveau eu une menace d’avortement spontané. Elle a pu l’éviter en passant le reste de sa grossesse alitée.
Différents éléments du matériel analytique (que je ne peux pas mentionner) nous ont permis de mettre en évidence un vécu déterminant caché dans les tréfonds du psychisme de la personne en analyse : la menace de fausse couche et surtout l’angoisse maternelle de perdre un autre enfant se sont mémorisées dans son inconscient, au cours de sa vie fœtale, sous forme d’un vécu d’expulsion et de rejet. Mais la prise de conscience de ce vécu fœtal la laisse insatisfaite et, rien ne change en elle. Effectivement, ni son état dépressif, ni son douloureux syndrome d’abandon ne se résolvent.
On poursuit l’investigation analytique. En étudiant sa généalogie, l’analysée fait une découverte qui la stupéfie : la branche maternelle de sa famille est d’origine juive ! La surprise est totale car même sa mère ne le savait pas ! Voici l’histoire de cette branche de la famille. Ses ancêtres ont été expulsés d’Espagne à la fin du 15ème siècle. Cet exil forcé a certainement constitué un traumatisme qui s’est inscrit dans les profondeurs de l’inconscient et qui s’est transmis, en se répétant de génération en génération. Effectivement, son histoire familiale est marquée par un nombre important de fuites et d’émigrations difficiles. Il y a un siècle, ses aïeuls se sont convertis au christianisme et ont caché à leurs enfants leur origine hébraïque. Cette conversion et le non-dit qui l’a accompagnée n’ont toutefois pas empêché le trauma phylogénétique de continuer à se transmettre. Il s’est manifesté che l’analysée sous forme d’une syndrome d’abandon et de disputes qui mettaient en scène l’expulsion. C’est certainement la menace de fausse couche – et l’angoisse que la mère en a éprouvée – qui ont réactivé en elle fœtus la trace inconsciente de l’exil forcé. D’ailleurs, on n’a pas découvert d’événement postnatal suffisant à expliquer la gravité de la symptomatologie.
En somme, quand cette femme soupçonnait ou imaginait une infidélité de son mari, ce vécu actuel provoquait un écho dans sa mémoire inconsciente, ce qui réactivait le vécu ancestral refoulé. On peut dire qu’un élément du présent mettait en résonance un traumatisme du passé ancestral. Cette interprétation est confortée par le fit que l’élaboration de cette résonance durant la suite de l’analyse a produit une nette diminution de la souffrance de l’analysée.
Avec la notion de résonance, nous avons tous les ingrédients nécessaires à concevoir les bases du psychisme, entre vécus ancestraux et expériences fœtales. Le travail en longues séances nous indique que le psychisme commence à se construire sur la base d’expériences vécues dans les derniers mois de la vie intra-utérine. Néanmoins cela soulève des questions : pourquoi le fœtus mémorise certains événements et non d’autres ? Pourquoi il donne à ces événements une certaine couleur affective et les mémorise de manière subjective ? Comment peut-il, avec un appareil mental rudimentaire et inachevé, transformer des signaux sensoriels en véritables vécus ?
Notre instrument d’investigation ne nous permet pas de donner une réponse définitive à ces interrogations. Toutefois, le matériel de séance nous autorise à fournir un élément de réponse : certaines expériences du fœtus sont mémorisées parce qu’elles font écho à des expériences similaires survenues dans l’histoire familiale du sujet. En d’autres termes, il se produit une résonance entre présent et passé. Ce serait cette résonance qui ferait que l’être en développement mémoriserait une certaine chose. Cet élément devient ainsi un vécu dont le destin peut être oppsé : il peut avoir un effet psychique déstructurant et source de répétitions douloureuses s’il est traumatique, il peut être structurant s’il est imprégné de bien-être. Dans ce sa, la résonance entre expériences fœtales et phylogenèse sert à alimenter un réservoir inconscient d’expériences formant la base d’un inconscient équilibré et source de créativité.
En conclusion, les longues séances permettent de retrouver certains vécus fœtaux mémorisés dans l’inconscient. Aller aussi loin dans l’histoire du sujet ne sert pas seulement à éclairer les premières étapes de la construction du psychisme. Cela a surtout une utilité pratique. Quand on libère l’énergie liée a des vécus intra-utérins traumatiques, leur poids diminue, ce qui peut permettre une amélioration de certains états d’angoisse ou de dépression. Alors, des vécus fœtaux de bien-être se libèrent aussi. Il n’est pas rare qu’un nouvelle dynamique psychique s’instaure, ce qui ha de bonnes chances de conduire à une vie plus équilibre et satisfaisante.
© Daniel Lysek
[1] Glover V. et al., Prenatal maternal stress, fetal programming and mechanisms underlying later psychopathology, a global perspective, Development and Psychopathology, 30 : 853-854, août 2018.
[2] Madigan S. et al., A Meta-Analysis of Maternal Prenatal Depression & Anxiety on Child Socioemotional Development, J. American Academy of Child & Adolescent Psychiatry, vol. 57, N. 9 : 645-657, sept. 2018.
[3] Bergeret J., Soulé M., Golse B., Anthropologie du fœtus, Paris, Dunod, 2006, pp XVII-XVIII.
[4] Zangrili Q., Psychanalyse : bref vade-mecum, Psicoanalisi e Scienza, www.psicoanalisi.it, 18 mai 2005.
[5] Lysek D., Les longues séances, dans l’ouvrage collectif (sous la dir. de Codoni P.) Micropsychanalyse, Le Bouscat, L’Esprit du temps, 2007, pp. 37-84.
[6] Fanti S., L’homme en micropsychanalyse, Partis, Denoël, 1981.
[7] Rascovky A., El Psichismo fetal, Bueno Aires, Paidòs, 1960.
[8] Lysek D., Interactions esprit-corps. De l’hystérie à une psychosomatique de la vie quotidienne, in Lysek, Les maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique, Paris, L’Harmattan, 2015.
[9] Zangrilli Q., La guerra uterina. Le ipotesi della Micropsicoanalisi trovano conferma nella biologia evoluninista. Scienza e Psicoanalisi, 2007.
[10] Peluffo N., Micropsicoanalisi dei processi di trasformazione, Torino, Book Store, 1976. Nouvelle édition : La relazione psicobiologica madre-feto, Roma, Borla, 2010.
[11] Gigliotti A., Vécus ancestraux et vie fœtale en psychosomatique micropsychanalytique. Analogie avec un rite africain, in Lysek D. (sous la dir. de), Les maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique, Paris, L’Harmattan, 2015, pp. 101-148.
[12] Romerio M., Vide, effondrement du moi et psyché-soma, in Lysek D. (sous la dir. de), Les maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique, Paris, L’Harmattan, 2015, pp. 149-192.
[13] Lysek D. et Gariglio D., Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2008.
[14] J’ai introduit la notion de boucle associative dans mon texte sur les longues séances (op. cit., p. 70 sq.) pour rendre compte du fait, fréquent en micropsychanalyse, que des éléments psychiques que la personne en analyse verbalise en fin de séance explicitent un contenu exprimé en début de séance.