La sublimation de l'agressivité

par Daniel Lysek

Ce texte, repris d’une intervention lors d’un séminaire des instituts francophones de micropsychanalyse, a été publié en 1997 dans le Bollettino dell’Istituto Italiano di Micropsicoanalisi, n° 22.

A le relire aujourd’hui, en 2022, je regrette de ne pas avoir y plus approfondi le rapport entre agressivité et créativité. Mais il a été écrit 10 ans avant la publication de Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse. Il aura fallu ce temps de réflexion théorique – et la confrontation d’idées avec Daniela Gariglio, co-autrice de ce livre et à qui je dois beaucoup sur cette question – pour que j’envisage un autre destin d’une pulsion agressive : l’activation d’une pulsion créatrice qui en dévie la décharge. Cependant, la sublimation de l’agressivité existe aussi en tant que telle. Ce texte conserve donc sa valeur quant à ce mécanisme important.

Introduction

Une étude sur la sublimation de l’agressivité rencontre a priori deux difficultés. La première concerne la sublimation en général. Même si le concept apparaît très tôt dans les écrits freudiens, le phénomène en lui-même a été beaucoup moins étudié que les conflits psychiques. Et pour cause ! Alors que ces derniers forment le cœur de l’investigation analytique et sont donc au centre de la métapsychologie, la sublimation y occupe une place périphérique. Située en marge du conflit, elle constitue une voie d’élaboration normale pour certains produits primitivement conflictuels. L’analyste peut donc être tenté de se désintéresser de cet exutoire non producteur de symptômes.

La seconde difficulté est plus spécifique puisqu’elle concerne la relation entre l’agressivité et l’inconscient. Le concept de sublimation provient en fait de la sexualité : il répond à la nécessité d’expliquer que des contenus manifestes non sexuels (par exemple des œuvres scientifiques ou artistiques) ont pourtant leur source dans la sexualité inconsciente et tirent leur force d’expression de la libido. Or, au point de vue freudien, il ne va pas de soi d’appliquer la même explication au domaine de l’agressivité. Longtemps, la psychanalyse a considéré que l’inconscient est d’essence sexuelle, qu’il se compose de représentations sexuelles refoulées donnant lieu à des désirs également sexuels. La sublimation de l’agressivité manquait donc totalement de base théorique. Lorsque l’agressivité s’est enfin trouvée prise en compte, elle n’a pas pour autant acquis le même statut que la sexualité quant à l’inconscient, en particulier à cause de difficultés conceptuelles concernant la nature de la pulsion de mort et le rôle du négatif dans l’inconscient. Or, la question de la sublimation de l’agressivité bute également sur ces points.

Qu’en est-il pour la micropsychanalyse ?  Fanti a poursuivi le cheminement théorique qui a conduit Freud à la pulsion de mort et à faire entrer l’agressif dans la dynamique inconsciente. Mais, pour intégrer les données issues des longues séances, il a été amené à repenser totalement la métapsychologie de l’agressivité : comme l’expérience indique qu’elle se refoule autant que la sexualité, il a montré qu’elle contribue pleinement à composer l’inconscient et à nourrir ses manifestations. Ce nouveau statut transparaît d’ailleurs bien dans la définition de la sublimation que donne le  Dictionnaire de la psychanalyse et de la micropsychanalyse : « une pulsion sexuelle ou agressive, inhibée quant au but, voit son objet-but désexualisé ou désagressivé et valorisé socialement, en particulier culturellement. » (Fanti, 1983, p. 107).

Cela n’a cependant pas incité les micropsychanalystes à approfondir la question. On pourrait expliquer ce désintérêt par la spécificité de la micropsychanalyse : les longues séances sont un outil particulièrement performant pour creuser très profondément en quête de l’originaire. Ainsi, la recherche micropsychanalytique s’est-elle naturellement orientée vers la mise en évidence de déterminants toujours plus primaires. Or, la sublimation se trouve aux antipodes de ces sources reculées : elle se fonde sur une élaboration secondaire sophistiquée, elle résulte d’un travail qui se déroule essentiellement au niveau préconscient. Pour l’étudier, il faut se placer dans une optique que la micropsychanalyse n’a pas privilégiée d’emblée. Mais il y a certainement là une lacune à combler car, si la quête asymptotique de l’élémentaire est effectivement fascinante, les impacts pratiques de notre travail dépendent aussi des processus superficiels. Et, parmi les effets d’une analyse, l’ouverture à la sublimation occupe une place non négligeable. Quant à la sublimation de l’agressivité, on s’y intéresse dès qu’on tente de dégager les nécessaires transformations que subit le potentiel agressif inconscient pour permettre la dimension sociale de l’individu. En somme, dès qu’on s’interroge sur la régulation préconsciente de l’agressivité inconsciente.

L’être humain n’a rien d’un animal pacifique, cela ne demande pas à être démontré. En témoignent suffisamment les actes de violence qui scandent toute existence ou les innombrables chausse-trappes dont l’homme jalonne sa vie quotidienne, sans parler des spasmes destructeurs qui secouent régulièrement les sociétés, ni de l’inexorable dégradation de l’environnement planétaire auquel tout le monde participe plus ou moins activement. L’investigation analytique n’est donc pas nécessaire à révéler l’agressivité humaine, mais à souligner sa dimension inconsciente et à dévoiler ses causes inconscientes.

Au cours de chaque analyse, on peut effectivement constater que l’inconscient mémorise des vécus utéro-infantiles de destruction et d’agression. Ce sont par exemple différentes expériences d’annihilation, d’éclatement, de meurtre, d’élimination, de rejet, d’abandon, d’emprise… qui, à la suite d’un refoulement, se sont imprimées définitivement dans l’inconscient, avec la trace de leurs objets (parents, frères et sœurs…) et de leur charge affective (haine, rage, colère, mépris…). Certains de ces vécus intériorisés pendant l’enfance sont toujours actifs chez l’adulte, d’autres se réactivent au cours de son existence. Dans tous les cas, ils génèrent des désirs dévastateurs ou mortifères, qui cherchent à se réaliser au moyen de co-pulsions agressives. Cette mémoire constitue donc une véritable poudrière que chacun porte en soi.

Avec un tel potentiel de destruction caché dans son inconscient et autant de vibrations agressives dans son comportement, comment se fait-il que l’être humain cohabite en général assez bien avec lui-même et réussisse à vivre en groupe sans trop de difficultés ? Car c’est également une évidence, l’homme est un animal social et, dans l’ensemble, son immense potentiel agressif ne l’empêche ni de survivre ni de coexister avec ses semblables. Il dispose donc d’une capacité naturelle à créer une cohésion individuelle et sociale. Ce qui nécessite évidemment la mise en place de mécanismes intrapsychiques visant à tempérer sa destructivité et à restreindre ses débordements agressifs.

On connaît bien les différents mécanismes névrotiques qui servent à brider l’agressivité (par exemple la projection du mauvais sur l’étranger, qui soude un groupe au détriment d’un autre, ou les inhibitions surmoïques, qui évitent les conflits sociaux au détriment de l’individu). La contention névrotique de l’agressivité me paraît même jouer un rôle social aussi important que les défenses érigées contre la sexualité infantile. Dans ce sens, le fameux malaise dans la civilisation est un tribut que l’humanité paie autant à la répression des tendances agressives qu’à celle de la sexualité !

Mais ne serait-il pas étonnant qu’il n’existe aucun dispositif physiologique (non producteur de symptômes) destiné à rendre l’agressivité inconsciente compatible avec la vie individuelle et sociale ? Il me semble qu’une sublimation de l’agressivité — c’est-à-dire une désagressivation des poussées inconscientes n’entraînant pas de mal-être névrotique — ferait parfaitement l’affaire ; pour favoriser le développement socioculturel de l’humanité, la nature n’aurait pu trouver mieux que de combiner la sublimation de l’agressivité avec celle de la sexualité. J’ai donc interrogé la pratique et la clinique pour vérifier si elles indiquent l’existence d’un tel mécanisme et s’il se distingue bien des défenses névrotiques. Je pense pouvoir répondre positivement. Voici un exemple du matériel sur lequel je m’appuie.

Il s’agit d’un homme en début de quarantaine venu à l’analyse lors d’une dépression sévère. Sa personnalité porte la marque d’une structure obsessionnelle et c’est précisément la décompensation de cette composante qui a entraîné la symptomatologie dépressive. Mais c’est un autre aspect qui va nous intéresser pour la sublimation de l’agressivité. L’histoire de l’analysé révèle que, pendant de longues périodes, sa névrose est peu envahissante et ses manifestations restent circonscrites à certaines particularités de sa vie de couple et familiale. Durant ces phases, son activité professionnelle n’est pratiquement pas touchée et il y jouit d’une grande liberté mentale. Diverses circonstances nous ont précisément amené à analyser ce champ professionnel épargné par les contraintes névrotiques.

En creusant des actions, des pensées et des sentiments qui ont marqué sa vie professionnelle, l’analysé a pris conscience que la plupart exprimaient de manière camouflée une dynamique œdipienne teintée de sadisme. Or, les manifestations névrotiques qui parsèment sa vie de couple et familiale ressortent d’une dynamique tout à fait similaire. En recoupant tous ces éléments, nous sommes arrivé à la conclusion que la structure la plus importante de son inconscient est un complexe d’Œdipe organisé autour d’un noyau sadique anal. En guise d’illustration, je mentionnerai deux manifestations de ce complexe dans le domaine professionnel ; au niveau de l’inconscient, elles sont évidemment liées à la sexualité, mais je m’en tiendrai ici à leur aspect agressif. L’analysé occupe une poste de direction dans une entreprise employant essentiellement du personnel féminin. Son attitude envers la concurrence répète clairement la rivalité phallique avec le père, alors que son comportement avec les employées exprime plutôt la composante anale : il reproduit des vécus d’emprise sur la mère et des essais de la soumettre par la contrainte.

Les équivalences psychobiologiques suivantes se sont dégagés des associations : conquérir des marchés = affronter le père = éliminer le rival = le sodomiser = castrer le père (de manière inhibée quant au but) = le tuer (de manière inhibée quant au but) ; fournir des emplois = exercer son emprise sur des femmes = maîtriser la mère = la soumettre par la force (de manière inhibée quant au but). Au niveau de l’inconscient, tous ces éléments tiennent indubitablement d’une dynamique agressive, mais celle-ci ne transparaît pas au niveau manifeste (en tout cas dans les périodes où la névrose est dormante). Cet homme est parfaitement honnête en affaires, respectueux des normes légales et sociales, correct avec la concurrence, courtois et généreux avec son personnel. Il s’est donc produit une complète désagressivation de la dynamique inconsciente.

Comme son activité professionnelle est conforme au moi, bien adaptée socialement, non productrice d’angoisse ou de culpabilité, il me semblerait abusif de ramener une telle désagressivation à l’action de défenses névrotiques. Certes, on peut considérer que toute formation de l’inconscient est défensive et pourrait être nommée symptôme, mais cela présente, à mon sens, le désavantage de ne pas permettre une distinction précise entre des mécanismes dont l’effet est pourtant très différent. Au contraire, si l’on envisage cette désagressivation comme une sublimation, il me semble qu’on cerne mieux sa réalité inconsciente et qu’on dispose d’un outil conceptuel très utile dans la pratique.

Voici encore un élément qui pousse à ne pas assimiler une telle désagressivation à l’effet d’une mobilisation défensive. A l’une ou l’autre période de sa vie, notre sujet a été la proie d’une réactivation névrotique massive. Alors, des symptômes obsessionnels envahissent son activité professionnelle. L’analyse a ramené cette symptomatologie au même complexe et au même noyau, mais là, le travail analytique a clairement dévoilé que d’importantes défenses névrotiques étaient à l’œuvre dans l’élaboration de la dynamique agressive inconsciente.

Comme la pratique fournit de nombreux cas similaires, il doit effectivement exister une véritable sublimation de l’agressivité. Bien plus, il me semble qu’il faut la mettre sur un pied d’égalité avec la sublimation de la sexualité, car elles paraissent toutes deux utiliser les mêmes voies d’élaboration et avoir autant d’importance dans la vie sociale. Pour soutenir l’existence de ce parallélisme, il sera nécessaire d’esquisser d’abord une théorie générale de la sublimation telle qu’elle peut se concevoir en micropsychanalyse. Je procéderai donc en trois étapes : après un survol classique, je proposerai un schéma micropsychanalytique de la sublimation, pour arriver enfin à la sublimation de l’agressivité.

Aperçu classique

Abordons la question par la psychosexualité. Dans ce domaine, Freud a eu très tôt l’idée de la sublimation, puisqu’il l’évoque déjà en 1897, mais sans la séparer clairement des défenses. Cette distinction s’impose entre 1905 et 1915. La sublimation prend alors le sens qu’elle a encore aujourd’hui. Dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), Freud la considère comme une des trois voies d’élaboration et de décharge de la sexualité infantile refoulée, trouvant place (chez l’adulte) à côté des voies névrotique et perverse. Dans Pulsions et destin des pulsions (1915), il en fait un destin pulsionnel, au même titre que le renversement dans le contraire, le retournement sur la personne propre et le refoulement. A cette époque, Freud précise aussi que ce destin pulsionnel se joue sur une modification du but et un changement de l’objet. Cependant, il s’agit toujours d’abandonner des buts et des objets sexuels pour des objets et buts non sexuels !

Jusqu’au remaniement théorique de 1920, Freud ne reconnaît effectivement ni pulsion de destruction, ni pulsion d’agression et il considère que seules les pulsions sexuelles sont soumises au refoulement. Les pulsions d’autoconservation qui, dans la dynamique conflictuelle, s’opposent aux pulsions sexuelles ne sont pas des pulsions agressives en soi. D’ailleurs, on peut même se demander si ce sont de véritables pulsions : ces « pulsions du moi » correspondent plutôt à des sortes de besoins psychobiologiques, liés aux grandes fonctions vitales de l’organisme et structurés instinctuellement (autrement dit, elles n’auraient pas la variabilité de but et d’objet qui permettrait leur sublimation). De plus, elles obéissent naturellement au principe de réalité et n’ont donc aucune nécessité de modifier leur destin pour s’ajuster à la réalité culturelle ou sociale.

La première théorie des pulsions prend néanmoins en considération la sublimation de l’agressivité, mais d’une manière indirecte, par l’intermédiaire du sadomasochisme et de l’emprise. Il serait peut-être plus juste de parler d’une prise en compte relative, car elle apparaît indissociable de la sexualité, voire même subordonnée à celle-ci. Le cas du sadomasochisme l’illustre bien, puisque les pulsions sadiques et masochistes sont simplement comprises comme des composantes de la pulsion sexuelle ! On retrouve la même ambiguïté pour l’emprise, comme en témoigne cet extrait des Trois essais : « […] il n’est pas possible de faire dépendre [la pulsion de savoir] exclusivement de la sexualité. Son activité correspond, d’une part, à une sublimation de l’emprise et, d’autre part, elle utilise l’énergie du désir de voir. Toutefois, les rapports qu’elle présente avec la vie sexuelle sont très importants. » (p. 90).

Mais certains pionniers n’ont pas attendu que Freud en pose les bases théoriques pour parler d’une sublimation de l’agressivité. Ainsi Karl Abraham décrit-il en ces termes l’agressivité œdipienne qui anime le peintre Giovanni Segantini : « Nous pouvons donc établir chez Segantini une signification purement négative du père. Et tout comme son amour pour sa mère déferle sous forme sublimée sur toute la nature, de même sa haine, qui visait originellement le père, se répand sur tout ce qui entrave sa volonté. Certes, les pulsions agressives qui se dirigent contre la vie de l’adversaire sont modérées par la sublimation. Elles fournissent à Segantini l’énergie qu’il emploie à s’affirmer et à s’opposer à toutes les formes de puissance. » (p. 229).

En 1920, l’agressivité acquiert enfin un véritable statut pulsionnel aux yeux de Freud. Sa sublimation devient donc concevable, ce qui ne signifie pas ipso facto qu’elle existe : encore faut-il que les pulsions de destruction et d’agression présentent une plasticité suffisante. On saisira pourquoi en revenant un instant à la sexualité : si la libido se sublime, c’est que les pulsions sexuelles peuvent aisément changer de but et d’objet pour se décharger.
Or, quand il traite de cela dans Le moi et le ça (1923), Freud affirme que les pulsions sexuelles sont « plus plastiques, plus susceptibles de dérivation » que les pulsions destructrices (p. 216) et il ne semble pas s’intéresser aux substitutions d’objet et de but qu’impliquerait la sublimation de ces dernières. Il faut donc attendre Malaise dans la civilisation (1930) et les Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), pour qu’il envisage clairement une sublimation de l’agressivité, sans pourtant se risquer à la théoriser. Pourquoi cette dérobade ? Elle tient peut-être à une difficulté inhérente à la nouvelle théorie des pulsions elle-même. La manière dont la pulsion de mort y est définie invite bien à concevoir une sublimation de l’agressivité, mais en même temps, elle empêche d’appréhender ses mécanismes intimes. Pour justifier cette affirmation, je devrai à nouveau faire un détour par la sexualité (qui est effectivement la référence obligée de la psychanalyse).

Dans Le moi et le ça, on trouve un modèle de sublimation de la libido. Il se fonde sur l’identification et a pour pivot le narcissisme. Les objets des pulsions sexuelles sont intériorisés (= identification), ils deviennent ainsi des composants désexualisés du moi et sont investis en tant que tels (= investissement narcissique). En conséquence, le ça aime désormais le moi comme il désirait sexuellement les objets externes. La libido narcissique peut dès lors se déplacer et investir des objets non sexuels et culturellement valorisés. L’énergie du moi est « une libido désexualisée [dont] on peut dire également qu’elle est de l’énergie sublimée, en ce sens qu’elle fait sienne la principale intention d’Eros qui consiste à réunir et à lier… » (p. 217).

Voilà le point faible de seconde théorie des pulsions quant à la sublimation de l’agressivité. Si le processus sublimatoire découle de la tendance à la liaison d’Eros, il n’est guère possible de l’appliquer tel quel à l’agressivité. Puisque celle-ci dépend de Thanatos, la sublimation entre inéluctablement en opposition avec la tendance à la désintrication et au retour à l’état antérieur inhérente à la pulsion de mort. Et effectivement, Freud souligne dans le même texte (pp. 228 et 229) que la désunion des pulsions, consécutive à la sublimation d’Eros, libère l’agressivité qui se retournera contre la personne propre (générant par exemple, chez l’obsessionnel, une cruauté du surmoi envers le moi).

Dans son mémoire sur la sublimation, O. Flournoy n’a pas manqué de relever cette contradiction : « plus une personne devient apte à sublimer, plus il y a désintrication et plus l’instinct de mort se libère pour s’opposer à la sublimation. »  (p. 77).

Il ne m’appartient pas de dire si cette difficulté est insoluble dans le cadre classique. En tout cas, la théorisation ébauchée par Freud en 1937 ne la résout pas et l’idée d’une sublimation de l’agressivité a fleuri plutôt parmi des analystes qui ont pris une grande liberté par rapport à la métapsychologie freudienne. A commencer par Mélanie Klein pour qui la sublimation de l’agressivité s’ancre dans la position dépressive et permet, à travers des symbolisations et des mises en fantasmes, de réparer l’objet détruit par les pulsions sadiques. Relevons en passant un aspect de la pensée kleinienne particulièrement intéressant d’un point de vue micropsychanalytique : c’est le vide créé par la destruction de l’objet qui suscite l’angoisse poussant à la sublimation réparatrice. Mais, avec la référence à l’angoisse, on peut se demander si l’acception kleinienne de la sublimation ne correspond pas en fait à une défense. Si c’est le cas, Melanie Klein ne serait pas isolée puisque, par exemple, Anna Freud ou Fenichel classent effectivement la sublimation parmi les défenses (défense réussie ou normale).

L’objectif de cette communication étant de faire voir une perspective micropsychanalytique, il me faut limiter le survol classique. J’aimerais juste mentionner que J. Chasseguet-Smirgel, dans « Réflexion sur le concept de réparation et la hiérarchie des actes créateurs », reprend certaines conceptions de Melanie Klein à propos de l’objet, en les étendant au sujet lui-même : elle montre que l’activité créatrice peut également servir à réparer le moi dont l’intégrité est menacée par l’agressivité.

Signalons encore que Lacan fait lui aussi démarrer la sublimation du vide (plus précisément d’un manque créé par le signifiant), et que Winnicott prolonge les vues kleiniennes par une large prise en compte de l’environnement : selon lui, la sublimation s’enracine dans les phénomènes transitionnels qui, lorsque la mère est suffisamment bonne, permettent à la créativité de l’enfant de réparer ce que ses pulsions agressives ont endommagé ou détruit.

Avant d’en venir à la micropsychanalyse, il me paraît encore opportun de rappeler qu’Hartmann et les tenants de l’Ego Psychology pensent pouvoir individualiser des fonctions autonomes du moi utilisant une énergie désexualisée et désagressivée. Mais, comme l’a déjà souligné F. Pasche, on aurait tort d’assimiler ce phénomène à la sublimation telle que l’entendent les psychanalystes : une véritable sublimation garde toujours un lien avec le dynamisme pulsionnel qui est à son origine ; même lorsqu’elle en paraît fort éloignée, une manifestation sublimée reste en permanence alimentée par la poussée pulsionnelle originaire.

La sublimation en général

Dans cette deuxième partie, j’aimerais tenter une synthèse entre des éléments classiques et les enseignements de ma pratique. Précisons d’emblée que je partage l’opinion des auteurs pour qui la notion de sublimation ne s’applique pas uniquement à la production de grandes œuvres1. N’importe qui peut sublimer, dans l’exercice ordinaire d’une profession, d’un hobby, d’un loisir artistique ou sportif. Mais les sublimations présentent évidemment de grandes variations quantitatives et qualitatives selon les sujets et les circonstances.

Il est classique de considérer qu’une sublimation réussie échappe à l’analyse, parce qu’il ne s’agit pas d’une production conflictuelle. Avec les longues séances, qui donnent une plus large assise au travail associatif, ne peut-on pas voir les choses autrement ? Lorsqu’on travaille dans un tel cadre en effet, de nombreux éléments non conflictuels se trouvent happés par la dynamique analytique et élaborés associativement. Plus précisément, la technique micropsychanalytique fait se développer de grandes lignées d’associations libres, dont l’intérêt pour étudier la sublimation est le suivant : elles interconnectent fréquemment des épisodes de vie ordinaire avec les manifestations privilégiées de l’inconscient : répétitions, rêves, actes manqués, symptômes ; autrement dit, elles mettent en rapport des aspects quotidiens d’une pratique professionnelle, artistique ou sportive avec les extériorisations d’origine conflictuelle sur lesquelles porte habituellement le travail d’analyse. On aurait un exemple de ce melting-pot dans une séance où l’apport détaillé du matériel quotidien (des 24 ou 48 heures) a débouché sur un rêve où se sont intégrés des éléments venus de l’étude des photographies et d’un hobby auquel s’adonne l’analysé.

Cela signifie qu’en longues séances, on travaille aussi en profondeur des manifestations parfaitement conformes au moi. Il n’est pas rare de remonter la filière des mécanismes inconscients qui ont généré des activités ou des vécus quotidiens harmonieux, et d’ailleurs parfois d’une totale banalité. En dégageant leur contenu latent, on découvre qu’ils ont des déterminants agressifs et/ou sexuels d’origine utéro-infantile, alors qu’ils en semblaient dépourvus. A mon sens, la métamorphose qui est survenue entre le niveau inconscient et le contenu manifeste correspond à une sublimation quand deux conditions sont réunies ; d’une part lorsque les objets-buts manifestes sont des équivalents désagressivés et désexualisés des objets-buts originaires ; d’autre part lorsque la manifestation en question a cet aspect créatif dont sont dépourvus les produits défensifs et en particulier les symptômes.

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Classiquement, la sublimation est considérée comme un dynamisme puisqu’on la classe parmi les destins pulsionnels. Cependant, les psychanalystes ont aussi montré que le moi et les instances idéales (moi idéal et idéal du moi) sont les structures support de ce processus. Une explication complète de la sublimation devrait donc être à la fois dynamique et structurelle.

En tant que micropsychanalyste, on peut s’engager facilement dans cette voie puisque nous tentons de concevoir, chaque fois que faire se peut, les structures qui se trouvent à l’arrière-plan des dynamismes. Pour en donner une image globale, la métapsychologie micropsychanalytique utilise un modèle énergétique qui permet une synthèse entre les points de vue structurel et dynamique1. Tel qu’il se dessine à travers ce modèle, le psychisme inconscient est constitué par des structures de complexité croissante que l’on décrit comme autant de niveaux d’organisation énergétique (le niveau basal de l’inconscient est formé par les représentations et les affects, un niveau plus élaboré comprend les représentations-affects organisés en ensembles et dont les fantasmes constituent l’exemple type, les derniers niveaux se composent des complexes et des instances). Toutes ces structures contiennent le refoulé, c’est-à-dire la mémoire de nos vécus agressifs-sexuels utéro-infantiles et phylogénétiques2.

Ce sont ces entités mémoire qui fonctionnent en support de la dynamique psychique. Lorsqu’elles sont investies (c’est-à-dire réactivées), elles sont le siège d’une surtension que la dynamique a pour tâche de décharger : un désir inconscient naît et met en œuvre des co-pulsions pour se réaliser ; celles-ci suscitent un mouvement énergétique ou une modification de structure, ce qui a pour effet d’abaisser la tension. Ainsi, les dynamismes psychiques forment des boucles cybernétiques reliant différentes structures entre elles, qu’elles soient psychiques, corporelles ou extérieures au sujet. Plus simplement dit, les dynamismes psychiques transmettent des informations d’une entité à l’autre, actionnant la motricité et régulant de cette manière les tensions.

Avec une modélisation de ce type, on peut faire reposer la sublimation sur des structures plus fines que les instances ; par exemple l’analyse d’une sublimation conduira à la mémoire d’un certain vécu ou à un certain fantasme dont on pourra, si l’on poursuit l’analyse, mettre en lumière les représentations-affects élémentaires. De plus, ce modèle donne une base structurelle pour décrire la collaboration entre l’agressivité et la sexualité dans l’élaboration d’une sublimation. Effectivement, n’importe quel vécu intériorisé englobe en un tout structuré des éléments sexuels et des éléments agressifs. Un complexe oral mémorise par exemple des expériences de fusion et de dévoration, des réalisations de désirs océaniques et des frustrations morcelantes, des fantasmes de toute puissance et d’éclatement. Dans notre mémoire inconsciente, le sexuel et l’agressif sont unis structurellement. Une telle base structurelle permet évidemment de visualiser les échanges d’informations grâce auxquels l’un s’élabore en empruntant des caractéristiques de l’autre, jusqu’à s’exprimer de manière conforme au moi, dans l’anonymat d’une sublimation achevée. Cette élaboration est l’œuvre des co-pulsions. Nous y reviendrons donc quand on en sera à la dynamique.

Dans la pratique, on parvient parfois à reconstruire les différentes étapes qui ont conduit à une sublimation. En voici un exemple provenant d’un spéléologue amateur. Chez cet homme, on a pu constater qu’une identification au père s’est intégrée après-coup à un complexe mémorisant des vécus traumatiques d’agression anale ; grâce à cela, l’agressivité vécue a pu s’élaborer par échange d’informations avec des représentations du père idéalisé, ce qui a évacué la charge agressive du complexe ; en conséquence, une certaine intégrité narcissique s’est restaurée, permettant à son tour l’ouverture d’une voie de sublimation. En l’occurrence, la pratique de la spéléologie, dans laquelle le sujet excelle : ses réussites le rapprochent du modèle paternel qu’il admire et l’exploration spéléologique lui fait vivre des équivalents de pénétration anale, d’intrusion intestinale et de dépossession fécale, reviviscences bien camouflées de ce qu’il a éprouvé pendant son enfance.

Encore un mot à propos de l’énergie. Le modèle de l’organisation énergétique du vide se fonde sur une conception unitaire du psychisme et de la matière, articulée autour d’une hypothèse énergétique. Il postule que le psychisme, le corps et la matière sont d’une même essence, énergétique : leur nature la plus intime serait pure énergie et cette énergie serait identique pour tout ce qui existe. Bien que cette hypothèse manque encore de confirmation pluridisciplinaire, elle résout élégamment, au point de vue analytique, la problématique inhérente à la nature de l’énergie en jeu dans tel ou tel phénomène (qu’est-ce finalement que la libido ? la destrudo existe-t-elle ?). Le modèle postule en effet que la même énergie compose des représentations de meurtre ou de fusion. Mais il ne tombe pas pour autant dans un monisme jungien. En effet, ces représentations ont chacune une structure spécifique. Cette forme particulière prise par l’énergie engendre des dynamismes spécifiques dont on retrouve la signature (camouflée mais reconnaissable) dans la manifestation sublimée.

Venons-en maintenant à l’aspect dynamique de la sublimation qui, on l’a vu, est fonction du système pulsionnel. Observé micropsychanalytiquement, le processus sublimatoire semble comporter non seulement des changements d’objet et de but, mais aussi des changements de source et des échanges d’information entre l’agressivité et la sexualité, par lesquels des dynamismes agressifs acquièrent certaines caractéristiques sexuelles (ou vice-versa). Ces deux derniers points méritent un développement. Commençons par le second.

L’échange d’informations dynamiques peut être considéré comme le correspondant micropsychanalytique de la classique union des pulsions (dans une activité donnée, mélange de sexualité et d’agressivité dans des proportions variables). Le sadomasochisme en fournit les illustrations les plus éclatantes, mais en quoi cela concerne-t-il la sublimation ? Puisque la pratique nous suggère fortement que l’agressivité se sublime comme la sexualité, il faut que la théorie des pulsions se prête à recevoir cette donnée. Or, si l’on fait, comme Freud, découler la sexualité de la pulsion de vie et l’agressivité de la pulsion de mort, on aboutit à une impasse : la pulsion de mort est une tendance conservatrice, elle pousse à un retour à l’état antérieur et est donc « anti-élaboratrice » (elle suscite l’inverse d’une sublimation !). De plus, cette conception de la pulsion de mort oblige à toujours privilégier la libido par rapport à l’agressivité quant à l’inconscient et à ses manifestations (seule la tendance à la liaison d’Eros peut susciter la structuration de l’inconscient, l’élaboration des fantasmes, etc.).

Le modèle micropsychanalytique propose au contraire de mettre l’agressivité et la sexualité sur le même plan quant aux structures et aux dynamismes inconscients. L’agressivité et la sexualité diffèrent évidemment par leur but : la première vise à unir, à mettre en contact, à établir une fusion ; la seconde à désunir, à séparer, à détruire (en langage mathématique, on dirait qu’elles sont de signe opposé). Pour faire de l’agressivité et de la sexualité des activités symétriques4, il a fallu concevoir que la dynamique pulsionnelle se joue à deux niveaux distincts : à la base, il y a un tronc pulsionnel unique, constitué par une pulsion de mort-de vie ; les structures psychobiologiques au niveau desquelles s’exerce le dynamisme de mort-de vie vont faire émerger des poussées plus spécifiques (qui restent pourtant alimentées dynamiquement par ce tronc commun fondamental) : ce sont les co-pulsions agressives et sexuelles. La spécificité des co-pulsions tient donc aux structures où elles prennent source et à celles qui leur servent d’objets-buts5. Selon les entités que l’on prend en compte pour les décrire, les co-pulsions sexuelles et agressives se subdivisent à leur tour en différentes co-pulsions élémentaires (par exemple, co-pulsion orale, exhibitionniste, d’emprise…). Mais, il vaut la peine d’y insister, leur essence dynamique est identique, elles ne se distinguent que par leur source et leurs objets-buts spécifiques. Dans un système pulsionnel ainsi conçu, les co-pulsions agressives ont la même plasticité et la même diversité de destins potentiels que les co-pulsions sexuelles. Tout en conservant leur spécificité, elles peuvent subir des déplacements de source, des échanges d’objet, des modifications de but. De même, leur spécialisation agressive peut s’atténuer par absorption d’une particularité de la sexualité. Cet « emprunt d’information » modifie l’instruction dynamique de la co-pulsion. Il crée un nouveau codage  pour le choix d’un objet-but. Cela expliquerait par exemple que le but agressif « éliminer » devienne le but sublimé « nettoyer » ou « clarifier ».

Abordons la question de la source, en partant de nouveau de la pratique. On le sait, l’expérience invalide la théorie freudienne selon laquelle les pulsions prennent toujours source dans le somatique (dans les zones érogènes pour les pulsions sexuelles, dans la musculature pour la pulsion d’emprise). Comme exemple citons les fantasmes qui, de toute évidence, font jaillir de nombreux dynamismes agressifs et sexuels. J. Laplanche conçoit même que le fantasme forme un « objet-but-source » (1980, p. 66). Une telle conception pourrait être le fait d’un analyste habitué à penser l’expérience à travers le modèle de l’organisation énergétique du vide. En effet, ce modèle prévoit que n’importe quelle entité, psychique ou somatique, peut devenir source d’une co-pulsion. Bien plus, la cybernétique qu’il met en avant est psychobiologique : l’information circule entre l’esprit et le corps parce qu’elle est un signal énergétique et que cette énergie est de même nature que celle qui compose les entités psychiques et somatiques elles-mêmes6. On peut modéliser ainsi des échanges d’informations non seulement entre l’agressivité et la sexualité, mais aussi entre le corps et le psychisme. Cela est d’autant plus important au niveau du processus primaire où l’énergie est libre.

Si le bien-fondé de ces données se trouve confirmé, elles devraient également fournir un modèle pertinent pour la sublimation. La désexualisation et la désagressivation qui la caractérisent sont, en termes dynamiques, des changements de source, d’objet et de but co-pulsionnels. Or, au point de vue énergétique, ces modifications impliquent des déplacements d’investissement et des remaniements énergétiques par transmission d’informations provenant à la fois du corps et de l’esprit. Cette cybernétique psychobiologique expliquerait, par exemple, pourquoi le processus sublimatoire est autant fonction du corps (effet de l’âge, des maladies, de substances chimiques…) que du psychisme (effet de la parole, qu’elle soit analytique ou autre, de la culture, d’un état amoureux…).

Comme illustration reprenons le cas du spéléologue. Pendant l’enfance, traumatisme anal refoulé (vécu corporel originaire) ; l’ensemble de représentations-affects qui mémorise ce vécu est réactivé et il donne lieu à un dynamisme agressif (source psychique) ; cette agressivité anale s’élabore en interagissant avec une érogénéité génitale (désagressivation et excitation sexuelle) ; déplacement de l’investissement sur un fantasme de puissance phallique (nouvelle source psychique) ; échange d’information entre ce fantasme et des vécus de compétition conformes à l’idéal du moi (désexualisation) ; exercice physique (décharge corporelle par laquelle la boucle psychobiologique se trouve bouclée).

*  *  *

Si Freud a défini la sublimation comme un destin pulsionnel, l’usage a imposé des expressions comme sublimation de la libido, sexualité sublimée ou sadisme sublimé… Une telle flexibilité de vocabulaire se comprend parfaitement dans la métapsychologie freudienne qui considère la pulsion à la fois comme une charge énergétique, une tendance dynamique et une poussée activant la motricité. Mais la micropsychanalyse ne nous invite-t-elle pas à plus de rigueur dans le choix des mots puisque notre modèle insiste sur la différence entre l’énergétique et le dynamique ? Non, dans la mesure où il y a quelque chose d’artificiel à envisager séparément structures et dynamismes. En réalité, ils sont intriqués et fonctionnent toujours ensemble. En les décrivant individuellement, on facilite certes la compréhension, mais on rend nécessaire une notion qui ressoude les éléments qu’on a disjoints. Or Fanti en fournit une dans L’homme en micropsychanalyse : l’activité cardinale (pp. 129 à 240). D’après lui, le ça agit l’être humain selon trois grands modes — le sommeil-rêve, l’agressivité et la sexualité — qu’il appelle activités cardinales. Il définit l’activité cardinale comme un fonctionnement particulier de la charnière énergétique-pulsionnelle du ça mettant en jeu « a) des essais7 et leurs ensembles non encore structurés et dépourvus de finalité […] b) des entités psychobiologiques concourant globalement à un même but co-pulsionnel qui donne à l’activité son appellation usuelle […] c) des co-pulsions spécifiques […] assimilant leur objet-but structuré à la dynamique propre de l’activité. » (1983, p. 182).

Bien qu’elle ait été introduite dans un autre contexte et probablement sans en avoir l’intention, la notion d’activité cardinale se révèle utile à mieux comprendre le processus sublimatoire. Revenons donc sur cette définition de référence en la développant d’une manière un peu différente.

On a vu que l’agressivité et la sexualité deviennent des dynamismes symétriques si l’on conçoit qu’ils partent d’un tronc pulsionnel commun, la pulsion de mort-de vie ; on a vu également que les échanges d’informations entre elles se comprennent mieux si l’on admet qu’elles sont toutes deux alimentées par la même énergie. Dans cette modélisation, le fait qu’elles finissent par avoir des valences opposées (ou des objets-buts inverses) s’explique par une différence de structure : les entités psychobiologiques sur lesquelles elles reposent ont été structurées différemment par le ça. La spécificité dynamique de l’agressivité ou de la sexualité se ramène donc à une structuration particulière de l’énergie commune qui les sous-tend (c’est-à-dire à des informations différentes mémorisées par leurs entités support).

Or, la notion d’activité cardinale décrit justement ce passage du général au particulier, du semblable au différent, et cela autant sur le plan structurel que dynamique. L’activité, c’est l’émergence, à partir d’une énergie commune et de la pulsion de mort-de vie, de dynamismes spécifiques fondés sur des structures psychobiologiques spécifiques. En tant qu’activités, l’agressivité et la sexualité se définissent comme le produit spécifique de l’interaction, à différents niveaux d’organisation, entre des structures psychobiologiques particulières et les co-pulsions qui en jaillissent8.

La notion d’activité cardinale s’intègre donc à notre propos pour plusieurs raisons. D’une part, en regroupant sous un même toit les points de vue structurel et dynamique, elle résout un paradoxe de taille : alors que les dynamismes agressif et sexuel sont si différents, pourquoi peuvent-ils se combiner aussi facilement pour former une sublimation (comme d’ailleurs le sadomasochisme) ? La notion d’activité apporte une réponse en dissolvant leur opposition dynamique dans une parenté structurelle existant au niveau des représentations-affects qui sont à la base de l’activité. Le partage du même bien-fonds énergétique permet à une des activités d’emprunter certaines caractéristiques de l’autre et facilite sa versatilité dynamique.

D’autre part, la notion d’activité explicite comment, en jaillissant d’une origine indifférenciée, des éléments se spécifient de plus en plus pour finir par s’exprimer de manière très typée. On en voit immédiatement l’utilité pour notre propos. La sublimation est un processus transformant quelque chose qui est bien caractérisé au niveau inconscient — quelque chose qui est typique de l’agressivité ou de la sexualité — en quelque chose qui ne l’est plus au niveau manifeste. C’est exactement l’inverse de ce qui se passe pendant la genèse de l’activité. Ainsi, si l’existence d’un vecteur énergétique neutre explique la spécification dynamique de l’agressivité et de la sexualité, ce même vecteur peut être invoqué pour comprendre leur « déspécification ».

Enfin, et la définition de Fanti le faisait clairement ressortir, la notion d’activité entretient une relation étroite avec le ça tel que le définit la micropsychanalyse : elle décrit les phénomènes  inhérents à toute production humaine (psychique, corporelle, comportementale, sociale) qui résultent d’une certaine conjonction énergétique-pulsionnelle du ça. En d’autres termes, le ça génère les structures et les dynamismes, alors que l’activité est le produit de ces structures et dynamismes. Elle rassemble en un tout, selon leurs dénominateurs communs, les produits dynamiques du ça qui ont subi l’effet de structures spécifiques (par exemple la mémoire d’un vécu infantile de toute puissance ou d’abandon, des expériences de fusion ou de séparation, des représentations de possession ou de castration…).

En cela également, la notion d’activité cardinale trouve sa place dans une théorie de la sublimation. Elle va se révéler utile à préciser deux choses. D’abord, ce qui se sublime : c’est précisément l’activité cardinale. Ensuite, cette notion aide à décrire les étapes constitutives d’une sublimation. Abordons ce point en allant du profond au superficiel.

Au niveau inconscient, on trouve les structures qui conditionnent la forme fondamentale (non sublimée) de l’activité. Ce sont d’une part certaines des identifications et intériorisations qui constituent le moi, le moi idéal, l’idéal du moi et le surmoi. Ce sont d’autre part les dynamismes que ces structures engendrent lorsqu’elles sont investies : désirs, défenses et co-pulsions spécifiques.

Vu les rapports étroits qui existent entre le ça et l’activité cardinale, on peut tout à fait affirmer, comme il est classique de le faire, que la sublimation part du ça. Mais elle ne se développe pas au niveau de l’inconscient. L’inconscient contient ce qui demande à être sublimé et les structures qui rendront cette  sublimation possible ou non. L’inconscient détient également les schèmes défensifs qui pourront être activés si la voie sublimatoire est impraticable. Dans ce cas, il en résultera une certaine stase énergétique, alors que la sublimation aurait représenté une voie de dégagement (relative) pour la tension.

En somme, du niveau inconscient découle la capacité d’une personne à sublimer : sa propension à sublimer plus ou moins intensément, à sublimer de préférence son agressivité ou sa sexualité, et à le faire de telle ou telle manière. Cependant, pour comprendre les manifestations sublimées, il faut envisager un autre niveau.

Si la sublimation (comme l’activité) s’origine de l’inconscient et en tire ses caractéristiques fondamentales, c’est effectivement à la synapse inconscient-préconscient et dans les couches profondes du préconscient qu’elle acquiert sa coloration finale et que ses manifestations prennent forme. Je comparerais cette zone à l’embouchure d’un fleuve dont les eaux boueuses, déjà marines, contiennent encore une part d’eau douce et les alluvions fluviales. A ce niveau les entités neuropsychiques (souvenirs, images, pensées, fantaisies) sont mises en résonance par l’inconscient, mais elles sont aussi activées par les perceptions et les sensations, par l’intelligence et l’émotivité. Tout cela engendre une nouvelle cybernétique : les structures préconscientes qui résonnent avec des éléments inconscients deviennent porteuses de leur sens, ce qui en fait des équivalents de contenus inconscients ; d’autre part des connexions et des échanges d’informations vont se faire  entre différents souvenirs, images, pensées, fantaisies peuplant le préconscient, ce qui fait circuler l’information d’un élément à l’autre. Au fil de ces translations, le sens primitif (inconscient et préconscient profond) va s’élaborer, par glissements et remodelages successifs, jusqu’à s’exprimer de manière complètement travestie — et donc sublimée — dans des mises en actes, en pensées et en émotions.

Autrement dit, les structures investies au niveau inconscient déchargent une partie de leur tension en mettant en résonance des structures préconscientes. Par transmission d’information, ces structures forment des chaînes d’équivalence au long desquelles l’aspect agressif-sexuel s’atténue progressivement ou se camoufle de mieux en mieux. Lorsque l’information a été suffisamment élaborée, les objets-buts originels (agressifs-sexuels) sont devenus indécelables. Les derniers équivalents, sélectionnés pour leur capacité à véhiculer l’information inconsciente sans la dévoiler, sont faits pour apparaître au grand jour : ils constituent des objets et des buts adéquats non seulement pour les co-pulsions, mais aussi pour les valeurs socioculturelles. Il s’est donc effectivement produit un travail de sublimation qui a conjointement assuré un camouflage parfait et une décharge physiologique.

Notons encore qu’avec les équivalences, on retrouve les rapports que la sublimation entretient avec l’identification et l’idéalisation. Certains équivalents préconscients sont des miroirs d’identifications constituant le moi inconscient ou les instances idéales. Ces équivalents forment naturellement des objets et des buts privilégiés pour la sublimation. A propos des instances, encore un mot concernant le surmoi. En l’occurrence, il fonctionne de manière non pathogène. Il exerce une pression physiologique sur le moi, afin qu’il engage les changements de source, de but et d’objet nécessaires à la  sublimation.

Le lecteur l’aura certainement noté, le niveau où je vois la sublimation s’élaborer est le même que celui où l’on place les procédés plastiques de camouflage qui donnent forme au contenu manifeste d’un rêve ou d’un fantasme : la symbolisation, la figuration, la mise en pensées et la mise en mots. Il ne s’agit pas là d’une coïncidence, car la sublimation utilise précisément ces mécanismes plastiques pour son processus créateur. C’est grâce à eux qu’elle élabore les équivalences entre l’inconscient et le préconscient-conscient qui transmuteront un matériau asocial en une manifestation socioculturellement valorisée.

La sublimation de l’agressivité

Si l’on a été sensible aux arguments que j’ai développés, on se sera convaincu que l’agressivité peut se sublimer. Mais avant d’en venir à des aspects théoriques, j’aimerais encore donner un exemple du matériel analytique qui parle pour une sublimation de l’agressivité. Je pense à un jeune homme qui compose pour un groupe de musiciens amateurs. Cette activité est parfaitement intégrée à sa personnalité, il la vit comme un épanouissement et une source de satisfactions. De fait, elle se trouve aux antipodes des difficultés qui l’ont amené sur le divan. Au cours de l’analyse de son Œdipe, des vécus infantiles de rivalité avec son père font surface et de violents désirs mortifères parviennent alors à s’exprimer. Après une série de séances cathartiques, l’analysé constate qu’il n’a plus envie de composer et se sent privé d’inspiration : la tension inconsciente abaissée, la poussée agressive n’est plus là pour alimenter la sublimation ! Le travail analytique se poursuit, marqué par deux éléments inattendus. D’une part, la disparition subite d’une répulsion alimentaire qui gênait l’analysé depuis longtemps ; d’autre part,  il se remet à composer, mais il remarque que les thèmes et les rythmes ont changé. C’est que, entre-temps, l’analyse a glissé de l’agressivité œdipienne à une agressivité plus archaïque, ayant la mère pour objet. L’élaboration associative a permis à une partie de l’oralité conflictuelle, qui n’avait jusque là d’autre issue que de s’exprimer en symptômes, de se sublimer dans la production artistique.

Venons-en à l’esquisse d’une théorie. A ce point, il paraît légitime d’affirmer que l’agressivité inconsciente dispose, comme la sexualité, de trois voies d’expression : l’élaboration névrotique, la décharge perverse et la sublimation. Il paraît même exister, sur ce plan, un parallélisme parfait entre l’agressivité et la sexualité. On a vu qu’on peut expliquer un tel parallélisme en postulant une base énergétique commune pour les deux activités. L’agressivité ne se spécifie alors qu’au niveau de certaines entités psychiques, dont les particularités structurelles font émerger les dynamismes typiquement agressifs. Les structures psychiques qui donnent à l’agressivité sa spécificité sont des représentations d’annihilation, de désagrégation, éclatement, déstructuration, cassure, perte, séparation, meurtre, élimination, maîtrise, possession forcée… avec les affects qui leur correspondent : rage, colère, haine, rancune, mépris… Quant aux co-pulsions spécifiques de l’activité agressive, la métapsychologie micropsychanalytique considère que quatre sont élémentaires : les co-pulsions de destruction, d’agression, d’emprise et de conservation (autoconservation et conservation de l’espèce).

Les changements d’objet-but qu’implique la sublimation sont bien connus pour les trois premières. Mais ils font problème pour la quatrième et une sublimation de la conservation est difficile à concevoir. D’ailleurs, cette difficulté ne se limite pas à la question de la sublimation. Placer les co-pulsions d’autoconservation et de conservation de l’espèce parmi les co-pulsions élémentaires de l’agressivité ne va pas de soi. Y ont-elles vraiment leur place ? Sont-elles purement agressives ? Sur ce point précis, n’aurait-on pas avantage à revenir à la conception freudienne d’avant 1920 ? Ne tient-on pas parfois pour des co-pulsions de conservation des dynamismes qu’il serait plus approprié de décrire en termes de narcissisme ? Laissons peut-être ces questions sans réponse et bornons-nous à mettre la conservation à part, car elle est inutile à notre propos. En effet, on saisit suffisamment la nature des choses en disant qu’on sublime son agressivité pour préserver son intégrité narcissique et/ou la cohésion collective, sans faire entrer dans la sublimation une co-pulsion élémentaire de conservation.

Envisageons maintenant les mécanismes auxquels obéit certainement la sublimation de l’agressivité. Les entités psychiques source, objet et but de l’agressivité inconsciente sont élaborées par déplacement d’investissement et échange d’information. Elles sont partiellement désinvesties et perdent ainsi leur pression à s’exprimer, au profit d’entités mémorisant une agressivité moins violente ou moins drastique. Au départ, ce travail est l’œuvre du narcissisme qui engage les idéaux pour élaborer de nouvelles sources et de nouveaux objets-buts. Il doit avoir pour effet de condenser l’investissement sur des entités dont le contenu ne heurte pas le tabou du meurtre et les autres interdits d’agression que le surmoi mémorise. Sinon, le surmoi reprendrait l’agressivité à son compte et attaquerait le moi : ce serait faire le lit d’une formation de symptôme au lieu d’une sublimation.

Dans le meilleur des cas, le travail de désagressivation se poursuit selon les relations d’objet les plus évoluées et va sélectionner des entités préconscientes socioculturellement adéquates qui vont être mises en résonance par les objets-buts inconscients. Cette étape est importante car la sublimation est achevée non seulement quand il y a eu désagressivation, mais lorsque les équivalents préconscients qui résonnent sont conformes au moi et bénéficient d’une certaine considération sociale (même si cette considération se limite à un petit groupe). Par exemple, lorsque les équivalences sont l’expression élaborée d’une relation d’objet génitalisée, il est plus facile qu’elles collent également aux normes du moi et de la société.
Il est probable que la capacité à sublimer l’agressivité dépend moins des pressions externes (sociales, morales) que de facteurs internes : tabou phylogénétique du meurtre, idéaux et ordres surmoïques intériorisés à partir des parents…9

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Pour signifier que l’agressivité et la sexualité disposent des mêmes voies de métabolisation, j’ai parlé de parallélisme. Mais cette image ne prend vraiment son sens que si l’on visualise une échelle : les montants parallèles sont reliés par des barreaux transversaux qui figureraient les nombreux points de passage entre les deux activités cardinales. Effectivement, la conjugaison de l’agressivité avec la sexualité ne se borne pas à produire le sadomasochisme, elle est aussi indispensable à la sublimation. On l’a vu, le modèle micropsychanalytique théorise ceci de manière originale : il  conceptualise que l’agressivité et la sexualité se conjuguent au moyen d’échanges énergétiques, supports d’une transmission d’informations, entre ensembles de représentations-affects sexuels et agressifs. Ces échanges énergétiques élaborent les entités psychiques et rendent relativement interchangeables les objets-buts sexuels et agressifs.

Quittons maintenant le terrain des données solidement ancrées dans l’expérience et entrons dans un champ spéculatif. J’aimerais prolonger au moyen d’une hypothèse énergétique ce que j’ai dit du parallélisme entre agressivité et sexualité. Il est admis que la sexualité humaine s’est instaurée par une déviation de la fonction de reproduction, par un passage « du sexuel comme instinct vital au sexuel comme véritable perversion universelle de l’instinct » (Laplanche, 1970, p. 49). Si l’on considère que le psychisme humain est intrinsèquement pourvu d’une tendance à dévier les dynamismes de leur voie primitive, la sublimation de la sexualité découle de cette tendance : elle poursuit la voie déviatrice qui instaura la psychosexualité, elle lui fait franchir un pas de plus.

Tentons d’appliquer le même raisonnement à l’agressivité. Le modèle de l’organisation énergétique du vide considère qu’il existe une agressivité basale et universelle, inhérente à l’énergie elle-même, au « dynamisme naturellement intersécant des oscillations [énergétiques] en interférence et des essais en interaction » (Fanti, 1983, p. 200). L’agressivité humaine pourrait être une déviation de cette agressivité vitale, une perversion du dynamisme naturellement intersécant de l’énergie. La sublimation de l’agressivité serait alors un prolongement de la tendance déviatrice primaire, elle ferait franchir un pas de plus à la déviation qui a instauré la psycho-agressivité. On pourrait la visualiser comme des remaniements énergétiques — dictés par la pulsion de mort-de vie — qui remplaceraient un effet disruptif par une relative mise en continuité. Dans une métaphore empruntée à la mécanique ondulatoire, ce serait une modulation de fréquence et/ou d’amplitude conduisant à ce que les ondes émises par diverses sources ne s’annulent plus, mais s’amplifient. Une autre métaphore vibratoire pourrait comparer la sublimation de l’agressivité au remplacement de dissonances par un son harmonieux.

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Deux illustrations vont nous remettre en prise directe avec la pratique. La première vise à souligner que la sexualité et l’agressivité peuvent se sublimer ensemble ou séparément suivant les cas. Il s’agit d’une personne ayant un métier médical. Son activité professionnelle apparaît peu infiltrée de mécanismes névrotiques. Au contraire, c’est plutôt un champ de sublimation où le sujet se sent à l’aise. A l’analyse de son exercice professionnel, on a découvert qu’il lui offre trois modalités de sublimation. Le contact tactile avec les malades est inconsciemment vécu comme un équivalent d’inceste : les désirs incestueux trouvent là une voie de réalisation totalement sublimée. Les injections et le soin des plaies tiennent à la fois de l’agressivité et de la sexualité ; l’analyse de ce matériel a montré que des désirs incestueux s’y réalisent aussi, mais avec une forte connotation sadique ; au niveau inconscient, ce sont des représentations de pénétration douloureuse, d’effraction sanglante, de maîtrise violente qui sont sous-jacentes. Le travail de sublimation est si réussi, la conformité au moi et l’adéquation à la réalité si totales que cette personne a la réputation d’avoir la main particulièrement douce et retire une légitime fierté de ne jamais faire mal ! Enfin, son activité de désinfection et de lutte contre la contamination microbienne : elle n’a révélé ni peurs phobiques, ni contraintes obsessionnelles, mais la sublimation d’un noyau agressif anal, scindé de sa composante érotique qui s’exprime ailleurs.

Reprenons à présent le cas du dirigeant d’entreprise. Il permettra de dire un mot de la sublimation partielle, qui confirme à sa manière l’existence des fameuses trois voies de métabolisation (névrotique, perverse et sublimatoire). Le plus souvent, ces trois voies coexistent chez une même personne et sont utilisées en même temps, chacune à des degrés divers. La sublimation est partielle quand, conjointement à la sublimation, au moins une autre voie est empruntée.

On a vu que cet homme présente, par périodes, des symptômes obsessionnels et que leur aspect agressif a conduit à un noyau anal. Or, dans certaines circonstances, cette personne a également un comportement sexuel sadique. Le travail analytique a pu ramener cette composante perverse au même noyau : celui qui est à l’origine des symptômes et de l’agressivité sublimée s’exprimant dans sa vie professionnelle. Il semble bien que la composante agressive de son complexe inconscient peut s’exprimer parallèlement (à des degrés divers) sur le mode sublimé, pervers et névrotique. Cela est confirmé par le fait que l’analysé a vu son agressivité s’exacerber lorsqu’il s’est trouvé dans une situation conflictuelle où le monde ambiant lui a renvoyé une image à peine déformée des vécus infantiles que le complexe en question mémorise. Durant ces périodes, il entrait facilement en conflit avec son entourage et ses symptômes se sont fortement aggravés : sont apparues en particulier des somatisations handicapantes et des idées de suicide qu’il maîtrisait au prix de rituels envahissants. Parallèlement, il présentait une inhibition au travail et une perte d’intérêt totale pour ses loisirs habituels. C’est au cours d’une de ces phases qu’il a commencé son analyse au cours de laquelle se sont, peu à peu, rouvertes des voies de sublimation.

Ce cas me paraît paradigmatique d’une sublimation partielle de l’agressivité et de l’adaptation sociale qu’elle permet. De plus, certains détails que je n’ai pas rapportés, tendent à montrer que ce mécanisme fonctionne par seuils : dès un certain seuil de tension, l’élaboration sublimatoire semble bloquée et la métabolisation névrotique ou perverse se substitue à elle. Le mécanisme de la sublimation pourrait d’ailleurs servir à maintenir le niveau tensionnel au dessous du seuil où des défenses sont massivement activées et déclenchent la cascade névrogène.

*  *  *

En conclusion, la pratique analytique me semble plaider fortement pour l’existence d’une véritable sublimation de l’agressivité, prenant place à côté de celle de la sexualité et ayant autant d’importance qu’elle, tant au point de vue individuel que collectif. La sublimation de l’agressivité peut trouver un champ d’expression dans d’innombrables domaines, qui vont du bricolage à la pratique d’un sport, du militantisme politique à l’exercice d’une profession, du travail artistique à la recherche scientifique. Il suffit en fait que cette occupation soit vécue de manière souple et créative, qu’elle soit valorisée par un groupe social et que la désagressivation ait été suffisante pour que l’activité soit devenue inoffensive ou même constructive.
Si l’on s’y intéresse, on peut discerner la sublimation de l’agressivité à l’arrière-plan de beaucoup de mouvements humains ; il est d’ailleurs parfois amusant d’observer sous cet angle le jeu quotidien des oppositions politiques, syndicales, sportives… et bien sûr aussi scientifiques !

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