Psychophysiologie du rêve

par Pierre Codoni

L’auteur de ce texte a été un pionnier de la micropsychanalyse et a joué un rôle important dans son développement. Il s’en est ensuite éloigné pour suivre une voie parallèle. Le présent article reflète sa pensée et ses centres d’intérêts à l’époque où il était encore actif dans le mouvement micropsychanalytique. Il a été publié dans le Bollettino dell’Istituto Italiano di Micropsicoanalisi, N° 27/28, 1999-2000.

Je vais vous parler aujourd’hui de la « psychophysiologie du rêve » : une question difficile qui, à ma connaissance, n’a jamais été traitée d’un point de vue exclusivement psychanalytique. D’ailleurs, cela ne nous surprend pas vu la difficulté de la psychanalyse freudienne à définir une structure de l’inconscient vraiment opérationnelle et en concordance avec la dynamique pulsionnelle.

La métapsychologie micropsychanalytique et le modèle de « l’organisation énergétique du vide » de Fanti1 apportent des précisions importantes sur l’anatomie et la physiologie de l’inconscient, du psychique et du psychobiologique. C’est sur ces bases que j’ai conçu un modèle pratique plus explicatif de l’intimité onirique, de ses paramètres agressifs et sexuels comme de leurs modes d’expression répétitifs, le modèle des objets inconscients-objets préconscients2.

Définition nucléaire du rêve
La définition nucléaire, c’est-à-dire strictement inconsciente du rêve s’énonce ainsi :
le rêve est la répétition inconsciente de vécus intériorisés de la fécondation à cinq ans et la réalisation inconsciente de désirs agressifs et sexuels d’origine utéro-infantile, voire phylogénétique.

Cette définition concentre en elle-même toute la psychanalyse et mérite donc qu’on s’arrête à chacun de ses termes.

Les répétitions de vécus intériorisés et les réalisations de désirs agressifs et sexuels du rêve sont inconscientes puisqu’elles se produisent pendant le sommeil et échappent ainsi à notre conscience. Mais elles sont essentiellement inconscientes parce qu’elles se déroulent dans cette mémoire particulière que Freud a appelé « l’inconscient » et qui se situe à un autre niveau de réalité que notre monde psychomatériel. Les lois qui régissent l’inconscient forment le processus primaire dont les principales caractéristiques se retrouvent à la base du rêve. Ce sont :

1) l’énergie libre qui circule et échange sans limitation aucune ses informations entre les constituants de l’inconscient : les représentations, les affects et les objets inconscients ; l’énergie libre connote donc directement les deux mécanismes élémentaires de l’inconscient, le déplacement et la condensation, qui expliquent à la fois la genèse du rêve (travail du rêve proprement dit) et le travail de déformation permettant au rêve de filtrer incognito à travers les censures et de parvenir éventuellement à notre conscience ; à leur tour, le déplacement et la condensation connotent un mode de fonctionnement type de l’inconscient : l’identité de perception en vertu de laquelle l’énergie libre et les informations qu’elle véhicule peuvent réinvestir les objets inconscients et favoriser la reproduction hallucinatoire des perceptions liées aux expériences de satisfaction ; ces perceptions primitives se retrouvent fréquemment dans les rêves ou peuvent apparaître au cours de leur élaboration ; ce sont parfois les seules réminiscences manifestes du rêve ;

2) le principe de plaisir : une augmentation de tension au niveau de l’inconscient (déplaisir) tend à être réduite, voire supprimée, par la décharge la plus rapide et la plus directe possible (plaisir) ; le plaisir et le déplaisir dont il est question ici sont des notions purement quantitatives traduisant la diminution et l’augmentation de la charge énergétique dans l’inconscient et n’ont donc, en soi, aucune coloration affective ou émotionnelle ; avec le principe de plaisir, on comprend que le rêve soit par nature infantile et corresponde au « tout ou rien » et au « tout-tout de suite » du petit enfant qui exige la satisfaction immédiate et complète de ses besoins comme la réalisation instantanée de ses désirs ;

3) l’absence de temps, d’espace et de logique qui rend compte de l’étrangeté du rêve, de son aspect surréel, paradoxal, absurde ; dans le rêve, les dates et les époques, les lieux, les actions et les personnages, comme les thèmes et les sentiments, se juxtaposent, se confondent, se mélangent, se combinent, se contredisent, font coexister les contraires, les contradictoires, les multiples et les impossibles. La question de la logique mérite une précision importante : si l’inconscient ignore la logique mathématique et syntaxique, cela ne signifie pas qu’il ne possède pas sa propre logique. C’est ce que Matte-Blanco3 envisage dans ses recherches sur la psychose et ses essais de modélisation de l’inconscient à partir de la théorie des ensembles : il spécifie la pensée incons-ciente par les termes de « logique symétrique », entendant par là une logique basée sur des relations d’équivalences et d’inclusions à l’infini. En fait, les mécanismes du fonctionnement et de l’organisation énergétique de l’inconscient, c’est-à-dire les déplacements-condensations d’informations soustendant les refoulements-projections-identifications structurels, se font selon une logique de correspondances et de corrélations énergétiques. Cela permet de faire trois déductions sur lesquelles je reviendrai :

1) la surdétermination se prolonge dans l’inconscient vu qu’elle utilise les mêmes procédés logiques d’équivalences ;

2) la dynamique associative peut s’immiscer dans l’inconscient puisqu’elle se calque sur les lignes de force de la surdétermination ;

3) l’étude du rêve ouvre toutes grandes les portes de la logique créatrice de l’inconscient dans la mesure où elle consiste en une élaboration associative épousant la trame de la surdétermination.

A propos des découvertes pratiquement conjointes du rêve, de l’inconscient et du processus primaire, j’aimerais ouvrir une parenthèse qui illustre parfaitement le phénomène bien connu mais aussi mystérieux des « coïncidences ». A la fin du siècle dernier, Freud concentre son intérêt sur l’étiologie et la classification des névroses et se rend compte du rôle primordial de la sexualité infantile ; celle-ci le conduit à découvrir la signification intime du rêve qui apporte une solution pratique et métapsychologique à son questionnement sur les névroses en le poussant à mettre au point la technique des associations libres et à formuler la première topique centrée sur l’inconscient et son processus primaire. A la même époque, des physiciens (Planck, Schrödinger, Heisenberg, Bohr…) découvrent le niveau de réalité subatomique et les processus quantiques qui postulent des lois complètement différentes de celles de la physique traditionnelle (newtonienne). Or, les processus quantiques recoupent totalement les caractéristiques du processus primaire de Freud. On peut dire ainsi que la psychanalyse et la physique quantique procèdent de la même intuition scientifique, sont nées en même temps mais indépendamment l’une de l’autre : c’est ce que Lasquier4 appelle « la coïncidence historique ».

Dans la métapsychologie micropsychanalytique, la structure comme la dynamique de l’inconscient se précisent et, en conséquence, la genèse puis la fonction du rêve prennent consistance. L’inconscient est un carrefour énergétique, c’est-à-dire un va-et-vient d’informations encodées et stockées dans les représentations et les affects qui s’organisent en objets inconscients sur la base d’équivalences et de correspondances énergétiques. Les objets inconscients constituent les entités structurelles vraiment fonctionnelles et opérantes de l’inconscient dans le psychique et le psychobiologique.

En effet, comment rendre compte avec les représentations-affects de dynamiques aussi compliquées que les destins pulsionnels, les processus d’investissement, le refoulement, la projection et l’identification, l’intériorisation des vécus, les désirs, les défenses, les fantasmes? Les objets inconscients véhiculent la mémoire phylo-ontogénétique de l’inconscient et sont spécifiques d’expériences intériorisées tout au long de la vie utéro-infantile, en particulier de vécus agressifs et sexuels qui se répètent au cours des stades libidinaux.

Se faisant en dehors de l’espace et du temps, la mémoire stockée dans les objets inconscients ne fixe pas comme telle l’historicité spatio-temporelle de ces vécus, mais elle la répertorie plutôt suivant leur répétitivité et leur causalité psychique, c’est-à-dire en fonction des satisfactions ou non des besoins et de leur introjection, de la capacité rémanente de plaisir ou de déplaisir, des possibilités d’identité de perception.
Il découle de cette structuration mnémonique qu’un objet inconscient est essentiellement transgénétique : non seulement il se définit par rapport à la spécificité d’un stade particulier du développement utéro-infantile, mais il s’avère surtout comme synonyme d’un certain type d’intériorisation qui s’est répété au cours des stades.

Ainsi, quand on parle d’objets inconscients oraux, anaux ou phalliques, il faut le comprendre dans le sens de la prévalence d’une modalité d’organisation libidinale propre à un stade. En pratique, au lieu d’envisager la spécificité des objets inconscients d’après les stades, il est plus judicieux de l’établir en fonction d’une thématique répétitive de l’ontogenèse, par exemple :

l’amour, la haine, la dépendance, le manque, l’abandon, l’égoïsme, la jalousie, la possessivité, l’inceste, le meurtre, la castration, la culpabilité, la honte, le sadisme, le masochisme… la mère, le père, les parents, le couple, la famille… la maison, la chambre, la cuisine, la salle de bains, les W.-C. …. le corps, les soins, les selles, l’urine, la nourriture… etc.

Les forces en jeu entre les objets inconscients comme entre ceux-ci et le reste du psychisme, le corps ou le monde extérieur sont les pulsions. Un objet inconscient activé (= chargé, mis sous tension) se désactive en générant des pulsions qui assurent sa décharge. L’ensemble spécifique des pulsions agressives ou sexuelles mobilisées par un objet inconscient activé pour se désactiver constitue précisément le désir, sa naissance et sa réalisation. Par définition, le désir est donc inconscient, agressif ou sexuel, spécifique d’un stade ou d’une modalité transgénétique du développement utéro-infantile. Or si l’activation-désactivation des objets inconscients, et donc le turnover des désirs, a lieu en permanence, elle se produit surtout pendant le sommeil et, plus particulièrement, au cours du sommeil paradoxal où elle se trouve potentialisée et accélérée.
Dans la définition nucléaire du rêve, je distingue la répétition des vécus et la réalisation des désirs. Pourtant, en tenant compte de la physiologie des objets inconscients que je viens de décrire, il apparaît que ces deux phénomènes vont ensemble et se font en même temps, c’est-à-dire que la charge-décharge des objets inconscients correspond à la mise sous tension-détente des vécus mémorisés, ce qui est synonyme de désir et de réalisation de désir. Mais cette distinction s’est imposée par la pratique : lors de l’élaboration d’un rêve (comme d’ailleurs dans le travail analytique en général), les vécus apparaissent en premier et se développent dans le matériel en dessinant peu à peu des séquences associatives centrées sur des thèmes particuliers qui se trouvent articulés en équations ; c’est l’élaboration de ces thèmes particuliers, que j’appelle « objets pré-conscients », et l’élaboration de leurs équations correspondantes qui conduisent progressivement à la mise en conscience (remémoration), à la verbalisation et, éventuellement, à la prise de conscience de vécus utéro-infantiles proprement dits ; et c’est l’élaboration de ces vécus qui stimule l’expression des désirs agressifs et sexuels spécifiques. L’interprétation du rêve n’a donc plus rien de forcé ni d’artificiel et ne se borne plus à un repérage obligé de désirs et à leur étiquetage symbolique qui finalement ne touche pas, n’implique pas ; elle est physiologique, personnelle et personnalisée, cathartique dans son faire émerger l’intimité utéro-infantile avec ses racines ancestrales et leur commune ascendance universelle.

A propos des notions d’agressivité et de sexualité5, j’aimerais apporter ici quelques précisions. Fanti6 a souligné le fait qu’on ne peut séparer ces deux activités ni onto-génétiquement ni chez l’adulte, même si l’agressivité peut se manifester directement et indépendamment de la promiscuité sexuelle. L’agressivité est plus primaire que la sexualité : son origine se confond avec celle de la pulsion de mort-de vie et réside dans l’incompatibilité structurelle fondamentale vide-énergie (absence de tension-tension). Cette primauté de l’agressivité se retrouve et se précise tout au long du développement utéro-infantile qui se présente comme une succession progressive d’incompatibilités à partir de la fécondation : chaque stade correspond en fait à un ensemble d’incompatibilités critiques synonymes de pulsions agressives spécifiques. Sans entrer dans les détails conflictuels de l’ontogenèse, je dirai que le développement de l’enfant est une guerre impitoyable ponctuée d’âpres combats ayant pour but de satisfaire les quatre besoins-désirs fondamentaux : 1) la survie 2) la sécurité (psychobiologique et du territoire) 3) la reconnaissance-appartenance (comme être humain avec son identité propre) 4) le pouvoir. Ces quatre nécessités existentielles rendent compte de ce que la destructivité foeto-infantile est naturelle, fait intrinsèquement partie des schèmes évolutifs animaux-humains, s’exerce de manière active ou passive et non pas seulement pour des raisons défensives, qu’elles soient réactionnelles ou préventives.

A chaque stade, l’agressivité nourrit énergétiquement et pulsionnellement la sexualité qui lui assure de son côté la décharge souvent la plus économique et la plus génératrice de plaisir. Les pulsions sexuelles viennent donc s’étayer sur les pulsions agressives et peuvent finir par les camoufler. Les pulsions agressives et sexuelles utéro-infantiles engendrent et infiltrent chacune de nos pensées, actions et émotions, conscientes ou non, banalement quotidiennes ou grandiosement sublimées. Leur mémoire psychique est véhiculée dans les objets inconscients et se trouve ravivée chaque nuit au cours du rêve. Voilà pourquoi Fanti7 considère le sommeil-rêve, l’agressivité et la sexualité comme les trois activités cardinales de l’homme.

En conclusion de cette première partie, je soulignerai que la définition nucléaire du rêve concerne l’intimité psychobiologique et énergétique du sommeil-rêve en rapport avec les objets inconscients. La répétition des vécus intériorisés et la réalisation des désirs agressifs-sexuels utéro-infantiles constituent le travail du rêve proprement dit qui réactualise chaque nuit des pans entiers de notre mémoire onto-phylogénétique.
Définition élargie du rêve
L’activation et la désactivation des objets inconscients coïncidant avec la répétition de vécus et la réalisation de désirs correspondent à d’intenses concentrations-explosions-recombinaisons énergétiques et informatives. Au cours de ces concentrations-explosions-recombinaisons, les objets inconscients mettent à nu leur noyau refoulé et libèrent des quantités de représentations et d’affects qui se déplacent, échangent leurs informations et recomposent de nouveaux arrangements sur la base d’équivalences, de correspondances et de corrélations énergétiques. Toute cette masse informative onto-phylogénétique en déplacement-condensation, en interaction complexe, en projection-identification-refoulement forme l’élaboration primaire du rêve.
Dès un certain seuil de tension, cette masse énergétique exerce une pression sur la censure entre l’inconscient et le préconscient et pousse les informations inconscientes à la franchir. Le passage à travers cette première censure équivaut à un changement total de niveau de réalité et nécessite un travail de déformation assurant la transposition adéquate des messages représentationnels et affectifs du processus primaire au processus secondaire qui caractérise le préconscient-conscient. Le travail de déformation marque ainsi la fin de l’élaboration inconsciente du rêve.
Le travail de déformation utilise quatre procédés de camouflage des messages inconscients : la symbolisation, la dramatisation, la prise en considération de la figurabilité et la prise en considération de l’intelligibilité. La symbolisation est une transposition analogique stylisée ; la dramatisation, une transposition par mise en scène ; la prise en considération de la figurabilité, une transposition en images surtout visuelles ; la prise en considération de l’intelligibilité, une transposition en un ensemble cohérent et compréhensible. Donc, grâce à ces quatre procédés plastiques, les informations oniriques issues de la mise à nu du refoulé, de la répétition de vécus intériorisés et de la réalisation de désirs agressifs-sexuels passent incognito des objets inconscients aux objets préconscients.

L’issue du rêve défini d’une façon élargie se déroule dans le préconscient jusqu’à son éventuel affleurement au conscient. C’est le domaine de l’élaboration secondaire et du passage à travers la seconde censure (entre le préconscient et le conscient) aboutissant au rêve tel que nous le connaissons et que nous appelons « contenu manifeste du rêve ».
Dans la métapsychologie freudienne, le préconscient est répertorié simplement comme un système psychique procédant de l’inconscient mais ne lui appartenant plus et se trouvant à la disposition constante du conscient sans être nécessairement conscient ou le devenir. Le travail en longues séances met en évidence que le préconscient est une mémoire aussi complexe que l’inconscient, une plaque tournante psychobiologique aux afférences et efférences multiples. Ses afférences peuvent être schématiquement divisées en deux groupes : 1) les informations ayant pour origine la mémoire contenue dans les objets inconscients et concernant tout particulièrement les vécus intériorisés, les identifications et les désirs agressifs-sexuels spécifiques des stades du développement utéro-infantile; ces informations affleurent en permanence de l’inconscient à travers le travail de déformation, soit massivement à partir du travail du rêve, soit microchroniquement par le retour du refoulé couplé aux rejetons de l’inconscient ; 2) les informations actuelles et de la vie tout entière provenant du corps (dans son ensemble comme dans ses parties les plus microscopiques) et du monde extérieur (que ce soit de l’environnement proche ou de l’univers) ; ces informations affluent en permanence du cerveau à partir des organes des sens, de la sensibilité superficielle et profonde, de la mémoire chromosomique et cytoplasmique. Quant aux efférences, qu’elles soient émotionnelles, cognitives, intellectuelles, linguistiques, comportementales, caractérielles ou simplement motrices, elles se font par le système nerveux central et périphérique conformément au principe de réalité, c’est-à-dire en tenant compte de critères homéostasiques assurant les besoins-désirs existentiels.

La mémoire préconsciente tient donc à la fois de la mémoire inconsciente, de la mémoire intégrée du système nerveux central et de la mémoire cellulaire. C’est un carrefour mnémonique d’une grande richesse : un fourmillement de restes nocturnes et de résidus oniriques, en même temps que d’éléments diurnes innombrables et d’ébauches d’idées, d’images, d’émotions, de mots, d’actions… en bref, comme dirait Fanti, un tourbillon d' »essais » dont une infime partie deviendra consciente. Ce matériau brut, lieu et source de nos véritables souvenirs, de notre culture et de notre morale, est brassé et modelé par l’élaboration secondaire qui se conforme à la réalité psychomatérielle et obéit à ses lois psychiques, physiques et biologiques. En effet, l’élaboration secondaire se fait selon le processus secondaire spécifié par : 1) l’énergie liée 2) le principe de réalité 3) la spatio-temporalité, la logique et le principe de non-contradiction.
Sans reprendre chacune de ces caractéristiques, je dirai que l’organisation du préconscient est associative, c’est-à-dire qu’elle tend à créer des « voies de liaison » (Freud), des connexions et des enchaînements de plus en plus stables entre ses multiples informations pour aboutir aux processus de la pensée, de l’idéation, de la spiritualité, de l’imagination, de la création artistique, de l’émotivité, du langage et de la motricité. Mais, je le répète, une infime partie de cette élaboration secondaire passera le filtre sélectif de la seconde censure et obtiendra l’indice adéquat de figurabilité et d’intelligibilité pour devenir conscient.

Or, seules les longues séances, avec la continuité, la profondeur et la qualité associatives qu’elles assurent, sont susceptibles de révéler la vraie nature du préconscient qui est associatif dans sa structure et dans sa dynamique interactive. C’est là que se déroule la verbalisation associative de l’analysé et que se situent l’écoute associative de l’analyste et ses interventions synaptiquement adéquates. Là, l’un et l’autre se laissent plus ou moins activement entraîner dans les courants de la surdétermination. Car les associations libres et leur élaboration n’ont qu’une logique : celle de la surdétermination. Et seule la logique associative permet d’atteindre les rives de l’inconscient et d’en humer les secrètes effluves. Sinon l’inconscient est aussi inatteignable que le sont pour les physiciens les champs subatomiques pourtant parfaitement définis mathématiquement et dont les applications sont innombrables et révolutionnaires. La découverte géniale de Freud ne réside pas tant dans le rêve ou la sexualité infantile que dans les associations libres. Ce sont elles qui donnent sa spécificité épistémologique à la psychanalyse. L’étude du rêve est la voie royale associative reconduisant le contenu manifeste aux objets inconscients par l’intermédiaire des objets préconscients le long des lignes de force de la surdétermination.

Le travail de l’analysé comme le travail de l’analyste est associatif parce que son substrat, c’est-à-dire le préconscient, est associatif et parce qu’associative est la trame de la surdétermination qui relie le préconscient à l’inconscient et se perd en lui. L’analysé se laisse aller à faire des associations libres, c’est-à-dire à raconter sa vie, en partant d’aujourd’hui ou de hier, de n’importe quand et de ceci ou de cela, à la raconter non pas comme on récite mais plutôt comme on essaie de décrire quelque chose qu’on a vécu et qu’on a oublié, presqu’en inventant mais en prenant la peine de détailler pour faire comme si on se souvenait et pour laisser vibrer les émotions, donc sans nécessairement comprendre ce qu’on raconte. Car ce sont les détails qui forment les éléments vraiment associatifs du matériel, qui établissent des relais et des jonctions au niveau préconscient, des liaisons de plus en plus larges et profondes jusqu’à leur point d’émergence sensorielle ou jusqu’à la ligne d’affleurement des messages déformés de l’inconscient. L’analyste, lui, écoute avec attention flottante, c’est-à-dire sans pensée active, le plus possible avec son préconscient ; il suit la trame associative du matériel de l’analysé, en repère les séquences, les enchaînements, les lignes (droites, courbes, sinusoïdales, continues, discontinues) et leurs points d’intersection ou de fuite ; petit à petit il voit se dessiner et peut tracer des équations, c’est-à-dire des suites ou des séries de termes qui sont en connexion associative et ont valeur d’équivalents par rapport à des référentiels inconscients dont la signification est reconnue par l’expérience clinique et la métapsychologie. L’exemple type est l’équation de la sexualité infantile établie par Freud : pénis = sein = fèces = enfant = cadeau = argent.

Mais en réalité tout élément du matériel qui tend à se répéter dans un contexte associatif identique peut s’inscrire dans une équation. Ainsi en va-t-il des grands thèmes de la vie (sexualité, agressivité, amour, haine, orgueil, solitude, corps, nourriture, maison, famille, mort…), des sentiments, des symptômes, des peurs… et, bien entendu, du rêve, de tel ou tel élément du contenu manifeste ou des rêves dans leur ensemble : tous les rêves de la vie ne forment qu’un seul et même rêve.
Les termes ou équivalents équationnels sont précisément les objets préconscients. L’élaboration associative des objets préconscients permet de leur assigner le statut de substituts et de révélateurs d’objets inconscients, de répétiteurs privilégiés des vécus intériorisés et des désirs agressifs-sexuels utéro-infantiles. La notion d’objet préconscient est donc indissociable de celle d’objet inconscient. Les objets préconscients sont en résonance constante avec les objets inconscients dont ils véhiculent les informations transposées par le travail de déformation, puis organisées et remodelées par l’élaboration secondaire qui tient compte des circonstances et des expériences de la vie. Mais en même temps, ne l’oublions pas, les objets préconscients sont les vecteurs et les réflecteurs des processus de la pensée, de l’imagination et du langage, de l’intimité du corps, des émotions et des sensations-perceptions.

Avec le modèle des objets inconscients-objets préconscients, on visualise mieux la dimension psychobiologique du rêve : puisant dans la mémoire ancestrale et ontogénétique de nos objets inconscients qu’il réactive chaque nuit, le rêve alimente en permanence (directement ou indirectement) nos objets préconscients qu’il met en contact avec notre mémoire neurobiochimique pour nous permettre de faire nos répétitions vitales et névrotiques, c’est-à-dire pour nous permettre de vivre. Et on visualise du même coup le rôle primordial du rêve dans le travail d’analyse. L’élaboration du rêve stimule et intègre progressivement l’entière trame associative du matériel et toutes les équations qui s’y forment ; elle les fait interagir synaptiquement jusqu’à l’expression des objets préconscients les plus à même de mettre en évidence les objets inconscients et leur réactivation au cours de la vie. Au point de vue technique, l’élaboration équationnelle du rêve permet à l’analyste de faire des interventions adéquates, c’est-à-dire des interven-tions catalysatrices, efficaces mais neutres. En résumé, le travail d’analyse consiste à modifier les tensions et les stases du préconscient dans le sens d’une détente et d’une perméabilisation conduisant le plus physiologiquement possible : d’une part, à une facilitation du retour du refoulé à partir des objets inconscients et, d’autre part, à une épreuve de réalité.
En conclusion de cette deuxième partie, je relèverai que le rêve dans sa définition élargie concerne essentiellement le domaine des objets préconscients ; mais il commence dans l’inconscient avec l’élaboration primaire, passe par le travail de déformation à travers la première censure, parcourt tout le préconscient où il est soumis à l’élaboration secondaire et aux influences psycho-neurobiologiques, filtre à travers la seconde censure pour poindre occasionnellement et plus ou moins furtivement au conscient. Je parle de définition élargie pour tenir compte également de deux autres aspects : 1) le contenu manifeste du rêve n’est pas le fruit exclusif du sommeil ; les circonstances du réveil et le contexte psychobiologique actuel de la personne peuvent jouer un rôle important par leur impact sur les objets préconscients et la seconde censure ; 2) le travail de déformation n’est pas non plus l’apanage du rêve ; on le retrouve en particulier à l’origine du symptôme, du lapsus, de l’acte manqué, de l’oubli, comme du mot d’esprit et du transfert; ces « manifestations privilégiées de l’inconscient » peuvent donc être assimilées à des contenus manifestes du rêve et bénéficier de la même technique d’élaboration associative.

Fonction du rêve

Pour Freud (et son hypothèse est encore valable aujourd’hui), le rêve est le gardien du sommeil dans le sens qu’il décharge les tensions qui pourraient le perturber ; le rêve y parvient de deux façons : 1) en réalisant de manière camouflée les désirs sexuels infantiles qui se réactivent 2) en absorbant dans ce travail de camouflage les préoccupations actuelles du dormeur.
Pour Fanti, le sommeil et le rêve sont en synergie et constituent la première des trois activités cardinales de l’homme, le sommeil-rêve, alimentant les deux autres: l’agressivité et la sexualité. Le sommeil, en particulier le sommeil paradoxal et son orage énergétique, crée les conditions cellulaires nécessaires pour une réactivation des désirs agressifs-sexuels utéro-infantiles dont la réalisation tend à établir le repli narcissique-fusionnel indispensable à la poursuite du sommeil, en particulier du sommeil lent. C’est, un peu simplifié, ce que Fanti entend par « feed-back positif onirogène »8.
Le modèle des objets inconscients-objets préconscients rend plus compréhensibles la synergie sommeil-rêve et, dans celle-ci, la fonction spécifique du rêve. Le sommeil-rêve correspond à une situation cellulaire d’intimité énergétique optimale pour l’enclenchement de synapses psycho-neurobiologiques. Au niveau du ça, l’orage électrochimique du sommeil paradoxal provoque d’intenses concentrations-explosions-recombinaisons énergétiques qui potentialisent l’activation comme la décharge des objets inconscients, donc les répétitions de vécus intériorisés et les réalisations de désirs utéro-infantiles du rêve nucléaire. La mise à nu des noyaux refoulés des objets inconscients et la libération d’innombrables représentations et affects donnent lieu aux infinies possibilités d’échanges informatifs caractérisant l’élaboration primaire du rêve et pe-mettent l’établissement de systèmes feed-back complexes entre les informations psychiques et biologiques. Ainsi se renouvellent les objets inconscients à partir de leurs noyaux refoulés, centres de mémoire onto-phylogénétique, pôles de translation représentationnels-affectifs et pôles de translation psychobiologiques. Il est évident que l’orage neuronal du sommeil paradoxal a des répercussions énergétiques sur les stades du sommeil lent pendant lesquels le travail du rêve poursuit ses répétitions de vécus et ses réalisations de désirs utéro-infantiles.

En prolongement de l’activité des objets inconscients et de l’élaboration primaire, le destin psychique, nocturne et diurne, des informations oniriques gagne les objets préconscients. Là, les codes agressifs-sexuels ancestraux et utéro-infantiles s’organisent selon le processus secondaire et prennent en compte les expériences actuelles et de toute la vie. L’élaboration secondaire, comme l’élaboration primaire, met en place des systèmes feed-back associatifs complexes entre les composants préconscients, le système nerveux et la réalité extérieure. Sur la base d’équivalences et de correspondances énergétiques, les restes nocturnes d’agressivité-sexualité onto-phylogénétique se combinent aux codes sensoriels, moteurs, cognitifs et linguistiques pour informer nos molécules et leur communicologie cellulaire en vue d’élaborer nos pensées conscientes, nos émotions, notre langage, notre sociopsychobiologie.
En conclusion de cette troisième partie, je préciserai que la fonction spécifique du rêve est celle de carrefour synaptique de mémoires. Le rêve, au coeur de l’énergétique cellulaire, fait interagir toutes les mémoires de l’homme : la mémoire psychique, la mémoire psychoneuronale, la mémoire biochimique. Le rêve reprogramme chaque nuit nos objets inconscients autour de leurs noyaux refoulés onto-phylogénétiquement et stocke dans nos objets préconscients la transcription associative des codes mnémoniques indispensables pour exister.

Les études actuelles sur la mémoire décrivent des voies d’approche de plus en plus nombreuses, surtout depuis l’avènement de l’informatique. Trois faits ont retenu mon attention :
1) ces voies d’approche soulignent pratiquement toutes que la mémoire est plutôt liée à la capacité associative qu’à des formations spécifiques. Ainsi en est-il des recherches neurophysiologiques sur la plasticité cérébrale dévoilant qu’il n’existe pas une cartographie neuronale précise de la mémoire ni des circuits synaptiques entretenant des souvenirs spécifiques, mais que les neurones possèdent une grande facilité de connexion et de reprogammation liée à la souplesse électrochimique des synapses ;
2) ces études sont unanimes à dire qu’il est impossible aujourd’hui de formuler une théorie générale de la mémoire ;
3) aucune de ces études ne parle du rêve.
Alors, la découverte du siècle ne serait-elle pas les associations libres de Freud? Et la psychophysiologie micropsychanalytique du rêve ne pourrait-elle pas servir de base à une théorie générale de la mémoire?

Interprétation du rêve

Interpréter un rêve consiste à parcourir le chemin inverse de celui que j’ai décrit depuis les objets inconscients jusqu’au préconscient-conscient : partir du contenu manifeste, c’est-à-dire le rêve tel qu’il se présente au réveil ou tel qu’il est raconté en séance, pour arriver au contenu latent, c’est-à-dire aux objets inconscients, aux vécus intériorisés et aux désirs agressifs-sexuels utéro-infantiles ; entre ces deux pôles, le travail d’analyse du rêve se situe essentiellement au niveau des objets préconscients et équivaut à une lente élaboration associative et équationnelle impliquant le matériel vital et actuel, l’étude des photographies et des plans des lieux où l’analysé a vécu.
En réalité, un contenu manifeste de rêve, qu’il tienne en trois mots ou remplisse cinq pages, ne veut pas dire grand-chose. Il est l’aboutissement d’une longue histoire, d’un scénario complexe où la trame originelle a subi de multiples travestissements, métamorphoses, transformations, adjonctions, soustractions, abstractions, combinaisons de toutes sortes. Aussi le contenu manifeste d’un rêve n’est-il pas en lui-même révélateur de notre identité comme le sont les empreintes digitales ou le DNA. De même, toute interprétation symbolique et toute clef des songes ne sont que miroirs aux alouettes. Je défie l’analyste le plus chevronné de pouvoir certifier, par exemple, l’âge, le sexe, l’état de santé psychique ou somatique d’une personne à partir d’un contenu manifeste de rêve.
Cela étant dit, le contenu manifeste du rêve est une production privilégiée de notre psychisme, l’expression de notre intimité psychobiologique prise au piège de la nuit et, du même coup, la piégeant. Si on sait y prêter la juste attention, on peut en tirer un grand profit même sans avoir fait une psychanalyse. J’en ait fait maintes fois l’expérience avec des personnes de tout âge et de tout niveau culturel, en particulier avec des enfants. Je n’hésite pas à leur expliquer de manière extrêmement simple que le rêve est une histoire, une histoire secrète qui vient de notre petite enfance et d’avant, un conte, ou plutôt un récit d’aventures réelles et oubliées qui profitent de la nuit pour refaire surface et se répéter en cachette, une histoire d’amour passionnée ou platonique, de caresses, mais aussi une histoire de haine, de guerre ouverte ou froide, de luttes pour survivre, pour être reconnu comme le plus beau et le plus fort, une histoire de désirs réalisés ou déçus, désirs de donner la vie, désirs de meurtre, désirs trop forts contre lesquels on ne peut rien… leur expliquer que cette histoire est secrète parce qu’elle met en jeu notre intimité, l’intimité de notre intimité, notre maman et notre papa qui nous ont donné la vie à notre insu et malgré nous, donc que cette histoire marquée au fer rouge de l’injustice existentielle est inavouable et même dangereuse et qu’elle doit être camouflée, déguisée d’une manière ou d’une autre, apparaître insignifiante ou extravagante, ordinaire ou grotesque si elle veut se faufiler à travers le sommeil et laisser quelques traces au réveil… leur expliquer enfin qu’il faut avoir beaucoup de respect pour cette histoire, beaucoup de simplicité, la prendre comme elle est, avec humilité, ne pas vouloir la brusquer, surtout ne pas en avoir peur car si terrible ou horrible qu’elle soit, elle est une histoire de survie, l’histoire de sa vie qui remonte à l’origine de la vie, et qu’on ne peut rien y changer si ce n’est l’écouter avec patience et se la raconter lentement, très lentement, en détail, en se laissant aller à la visualiser comme un film au ralenti, avec arrêts sur image, et puis éventuellement l’écrire ou la dessiner, l’esquisser en essayant d’y retrouver certains épisodes de son existence, certains lieux, certaines personnes, certains sentiments, certaines photos, certaines lettres, certains autres rêves.

En réalité, rêvasser ainsi à son rêve est en ébaucher l’élaboration associative et peut suffire à détendre le préconscient, à le perméabiliser, à rétablir une continuité psychique, à faciliter le retour du refoulé et l’affleurement des rejetons de l’inconscient. C’est, par exemple, un excellent moyen pour diminuer le stress et son cortège de symptômes psychosomatiques.

Pour ce qui est de l’interprétation analytique du rêve, j’utilise trois schémas techniques9:
1) l’élaboration simple, qui consiste à s’approcher associativement du rêve, à le raconter comme une histoire dans le contexte du matériel vital et actuel ;
2) l’étude systématisée, qui consiste à décrire associativement le rêve selon les cinq points de vue suivants : la géographie, les personnages, les thèmes, l’action, les émotions ;
3) l’étude comparée du rêve, qui consiste à élaborer associativement cinq à dix rêves, d’abord l’un après l’autre, puis en les brassant comme on travaille une pâte.
Pour conclure, je dirai qu’il n’y a pas d’interprétation définitive d’un rêve. Le rêve ouvre sur la complexité incommensurable du préconscient qui s’ouvre associativement sur l’infini de l’inconscient qui s’ouvre synaptiquement sur l’énergie élémentaire peuplant le vide cosmique.

Notes

1 S. Fanti, L’homme en micropsychanalyse, Paris, Buchet/Chastel, 1988.

2 Pour un exposé plus approfondi de ce modèle, voir mon article  » Le rêve « , in Micropsychanalyse. Séminaire de l’Institut suisse de micropsychanalyse , Rome, Borla, 1994, pp. 73-97.

3 I. Matte-Blanco, The Unconscious as Infinite Sets, London, Duckworth, 1975.

4 Ch. Lasquier, Contribution à une théorie unifiée de l’esprit et de la matière-énergie, communication au séminaire de l’Institut suisse de micropsychanalyse, Genève, 24-25 octobre 1998 (texte inédit).

5 P. Codoni,  » L’agressivité, des pulsions au même titre que les pulsions sexuelles, ontogénétiques d’origine phylogénétique « , in Micropsychanalyse. L’inconscient. L’agressivité , Lausanne, Favre, 1997, pp. 67-93

6 S. Fanti, en collaboration. avec P. Codoni et D. Lysek, Dictionnaire pratique de la psychanalyse et de la micropsychanalyse, Paris, Buchet/Chastel, 1983.

7 Ibid ., déf. 277 et s.

8 Ibid ., déf. 308.

9 Pour une description détaillée de ces schémas, voir mon article  » L’interprétation du rêve « , in Micropsychanalyse. Le sommeil-rêve , Lausanne, Favre, 1997, pp. 35-47.

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