Le rêve en micropsychanalyse

par Silvio Fanti

Ce texte du fondateur de la micropsychanalyse a été publié dans le 1er numéro de la revue Micropsychanalyse, paru en 1997. C’est un de ses derniers écrits (il est décédé la même année). A sa lecture, on se rendra compte que Fanti y donne libre cours à sa pensée et qu’on y retrouve ses thèmes de prédilection. Peut-on considérer ce texte comme son testament spirituel ? Au lecteur d’en juger.

Si le contraire est acceptable
pour à peu près tous les points de vue,
le doute l’est nécessairement
pour chacun d’eux.
Et cela, c’est ce qu’il y a de plus grandiose.

Marcel Proust écrivait : « Le rêve était encore un de ces faits de ma vie […] dont je ne dédaignerais pas l’aide dans la composition de mon œuvre ». Et il pouvait l’écrire, lui qui était en perpétuelle communion avec ce dont nous sommes faits, se souvenant par exemple de son « sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ».

Ou encore, trouvant Albertine endormie, elle lui faisait l’impression d’être « devenue une plante ayant l’air d’une longue tige en fleur ». « Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres », et il ajoutait : « […] dès qu’elle dormait un peu profondément, elle cessait d’être seulement la plante qu’elle avait été […] c’était pour moi tout un paysage d’aussi sensuellement délicieux que ces nuits de pleine lune ».

Et Proust, débordant le règne animal-végétal, compare Albertine à « une pierre qui enferme la salure des océans immémoriaux » et « au rayon d’une étoile », ce qui lui fait ajouter, par-delà finalement les règnes animal-végétal-minéral : « Je sentais que je touchais seulement l’enveloppe close d’un être qui par l’intérieur accédait à l’infini. »

Enfin, Proust tel qu’en lui-même… « Je pourrais, écrivait-il, je pourrais continuer […] à mettre des traits dans le visage d’une passante alors qu’à la place du nez, des joues et du menton, il ne devrait y avoir qu’un espace vide. »

Le rêve… un animal… une plante… une pierre… l’infini… le vide, et voici que Proust (tout au moins en Occident) a quelque chose d’un précurseur de la micropsychanalyse !

Ces citations de Proust sont tirées du très bel article de Nicole Deschamps paru dans les Etudes françaises1. J’en relèverai encore cette dernière phrase : « S’il est vrai que la mer ait été autrefois notre milieu vital où il faille replonger notre sang pour retrouver nos forces, il en est de même de l’oubli, du néant mental. »

J’avais d’abord arrêté cette citation au mot « oubli » tant il me semblait que les deux derniers mots « néant mental » n’ajoutaient pas grand-chose. Il m’a fallu revenir à plusieurs reprises sur cette phrase pour me rendre compte que ce « néant mental » signifiait le résultat de notre légèreté, de notre insouciance, et surtout de notre incapacité de donner son importance à nos amnésies.

Le mot « amnésie », dont l’étymologie grecque signifie « perte de mémoire », a été utilisé en France dès 1803. Au lieu d’être une bénédiction qui nous permet de vivre, l’oubli est en fait une malédiction qui pourrait nous perdre.

Un jour, assis à la terrasse d’un café où de petits enfants marchaient à quatre pattes, j’ai demandé à de nombreuses personnes si elles se rappelaient en avoir fait autant. Aucune ne s’en souvenait. Et pas davantage les très jeunes parents qui étaient là. Au contraire, la question semblait les étonner, les mettre mal à l’aise. Eux, se traîner par terre comme de petits quadrupèdes ! Ils n’en croyaient rien alors qu’ils avaient leurs propres bébés sous les yeux.

Pour moi, plus je regardais ces enfants et plus je me disais que s’ils sont polymorphes pervers par séquelles, entre autres, de notre ascendance animale-végétale-minérale-énergétique, rien ne vaudrait autant la peine que de le savoir et d’en tenir compte.

En effet, hier, hier soir, je marchais moi-même à quatre pattes. Que dis-je, hier, hier soir ? Si cela est vrai de ma phylogenèse, cela l’est de mon ontogenèse. De telle manière que, par-delà la réponse au Sphinx, si dans quelques mois ou quelques années il m’arrive de marcher à trois pattes, je ne m’offusque pas de penser que, plus tard encore, quand je ne pourrai plus tenir ma canne, je marcherai de nouveau à quatre pattes.

Mais qu’est-ce que cet usage de l’imparfait et du futur ? Je peux envisager que, aujourd’hui même, dans mon ça, je marche encore et déjà à quatre pattes. Et par ce « je », j’entends bien qui que ce soit : l’ignorant ou le prix Nobel, le mécréant ou le dalaï-lama.

Est-ce que cela pourrait nous aider si nous le réalisions, si nous le réalisions vraiment ? Certainement. Et c’est bien pour cela que nous devrions nous la poser, cette question, lui redonner son sens, lui redonner vie, tenir compte de ce qu’il ne s’agit pas d’un point de vue mais d’une donnée capitale, déterminante, décisive de notre histoire. Quand nos cauchemars-rêves déjà-encore nous fabriquaient. Quand nos cauchemars-rêves déjà-encore étaient en train de faire ce que nous sommes devenus. Etaient en train de faire ce que nous allons devenir.

Je dirai, à titre d’exemple, que ce qui s’est passé au Rwanda, en Bosnie, en Somalie et à tous les Hiroshima et Auschwitz du monde de toujours, je dirai que si je n’en visualise pas les acteurs marchant à quatre pattes, sous une pellicule faite de ce que nous appelons morale, intelligence ou autre, je ne comprends rien à ces agitations et encore moins à mes rêves dont elles servent de restes diurnes. Allez vous y retrouver avec les pro-Européens et les anti-Européens sans connaître les coutumes sociales des chimpanzés ! Allez savoir le pourquoi, jusque dans nos rêves, de nos débauches sexuelles sans connaître les coutumes des bonobos. Je vous ai parlé, à Neuchâtel, de ces deux singes dont nous avons le même patrimoine génétique à 99 %, avec de comparables protéines et ADN, et qui sont génétiquement plus proches de nous que des autres singes ! Eh bien, nos athlètes olympiques sautant de barre en barre, les époustouflants voltigeurs au trapèze, ces jeunes gymnastes s’élançant pour rattraper leurs cerceaux n’essaient-ils pas simplement de refaire ce qu’ils faisaient ?

En biologie, il y longtemps que l’on étudie la cellule à l’aide de microscopes extraordinaires, de réactions chimiques et autres pour savoir d’où viennent ses plus infimes détails et ce qu’ils représentent. Dans l’interprétation des rêves, vouloir en rester à l’inconscient, c’est en rester à l’humain sans s’occuper d’où il vient et de quoi il est fait. C’est probablement la raison pour laquelle l’interprétation des rêves n’a jusqu’à maintenant convaincu que bien peu de personnes.

Car comment comprendre ce que le rêve nous signifie en oubliant nos antécédents infantile-utérin-animal-végétal-minéral ? Comment nous y retrouver si nous négligeons notre primordiale origine par organisation énergétique du vide, alors que nous sommes encore partie inhérente de ces étapes évolutives ? Ce faisant, il va de soi que je ne parle pas d’évolution en terme de bien ou de mal, ni surtout de progrès. Simplement, nous sommes passés par des essais neutres, indépendants de nous, qui nous ont conduits à ce que nous sommes maintenant. Nous devrions donc arriver à admettre que nous sommes un contenant animal-végétal-minéral-énergétique, d’un contenu animal-végétal-minéral-énergétique, et que contenant et contenu viennent d’un vide neutre ponctué d’énergie, auquel il est parfaitement égal que nous existions ou non. De toute façon, ne sommes-nous pas là à l’essai et pour une poignée de secondes ?

Bien sûr, cela dépasse, et de loin, ce que Freud appelait les « traces de situations vécues par nos ancêtres », ainsi que l’« inconscient collectif » de Jung. Et je sais que ce n’est pas facile ! Il suffit, pour s’en convaincre, de voir la gêne qu’éprouvent certains analysés à parier de leur origine immédiate. Quelle peine d’avouer qu’ils s’y trouvaient des pauvres, des clochards, des illettrés (les veinards !).

S’il en est ainsi pour des bagatelles, on comprend que l’humain exige, avec un acharnement agressif, de se considérer comme un tiré à part de la nature, comme s’il n’en faisait pas partie, comme s’il était doté de vertus spécifiques.

Pourtant, que nous le voulions ou non, nos rêves nous font nous souvenir que sautant à quatre pattes et voltigeant de branche en branche, nous avions fait une formidable route depuis que nous étions reptile-poisson-algue. Et dans ces rêves, nous refaisons, non pas dès notre naissance, mais dès l’instant où nous avons été conçus, chaque mouvement du reptile, du poisson, du singe. Oui, du singe, comme quand, dans mon logis utérin, ma mère m’initiait à nos rêves réciproques.

Mais ces rêves, je ne peux les interpréter qu’en longues séances de micropsychanalyse et uniquement si je les sais par cœur. Non pas pour les avoir appris par cœur, mais à force de les avoir répétés. De les avoir répétés jusqu’à ce qu’ils se présentent comme un scénario « logique ». Jung disait : « Je sais que si nous méditons assez longtemps et complètement sur un rêve, si nous l’appréhendons et le retournons en tout sens, il en sortira toujours quelque chose ». Par méditation, Jung entendait une recherche contemplative qui rappelle, par exemple, les somnambules de Paul Delvaux.

Or, en longue séance, on remarque presque toujours que l’analysé renâcle à répéter son rêve trois ou quatre fois ou plus, témoignant d’une certaine crainte de trouver le contenu latent, ou d’entrer en contact avec son inconscient et ses origines. Si cela est facilement compréhensible, le micropsychanalyste ne devrait pas l’accepter.

Il serait pourtant beau de crier sur les toits que nos rêves sont habillés de séquelles animales-végétales-minérales-énergétiques. Que c’est de ces rêves que nous essayons de vivre. Que cela vaut pour tous les humains et pose leur dénominateur commun effaçant toute question d’appartenance raciale. N’a-t-on pas découvert, ce qui le confirmerait, qu’il peut y avoir davantage de différences génétiques entre deux Blancs qu’entre un Blanc et un Noir ?

De là probablement le fait que, quand il m’arrive de faire un rêve concernant le rêve d’une autre nuit, j’ai l’impression que le reste diurne agit à la manière d’une suggestion post-hypnotique, s’agrippant à une donnée préexistante, comme s’il suractivait un bourgeon de restes diurnes phylogénétiques, en épiphénomène par définition surajouté.

Dans cet ordre d’idées, tout en conservant ce que je disais dans la préface de L’Homme en micropsychanalyse, à savoir que tous mes rêves ne font qu’un rêve qui n’est pas de moi, je me demande aujourd’hui si ce rêve n’est pas provoqué et réalisé par l’énergie initiale qui a précédé l’apparition de l’atome. Ce serait alors, et d’abord, ce que j’appellerais une « énergie pure », par fluidité intégrale du mécanisme synaptique interneuronal, qui tisserait le rêve. Par notre locus coeruleus, sa rampe de lancement constamment en alerte, nous serions ainsi en continuel contact avec notre source cosmique, faisant du rêve la vie sous-jacente à la vie, provoquant du même coup la poussée de l’agressivité-sexualité créant-détruisant indifféremment. Cela expliquerait l’universalité, la perdurabilité et la neutralité du rêve, à disposition de l’humain depuis bien avant que celui-ci n’existe. On aurait ainsi la raison de cette sensation viscérale, en longue séance, que le rêve ne commence jamais et ne se termine jamais. Non comme l’entendait Freud, selon lequel l’interprétation d’un rêve peut toujours être poussée plus avant, mais dans le sens micropsychanalytique : poursuivre l’interprétation d’un seul rêve pourrait suffire pour expliciter tous les rêves.

Cela me donne le même vertige que lorsque je prenais l’une ou l’autre définition du chapitre du rêve dans notre Dictionnaire pratique de la psychanalyse et de la micropsychanalyse et qu’autour d’elle je pouvais mentalement construire des centaines de définitions.

Le rêve ferait donc l’être humain puis constituerait sociétés et civilisations. Ce n’est donc pas rien quand un pasteur dit en séance : « […] j’ai rêvé que l’humanité s’approchait d’une sorte de toute-puissance qui finirait par la détruire, mais surtout, calamité des calamités, qu’elle disparaîtrait sans laisser de traces […] retournera-t-elle ainsi à son origine de particules énergétiques qu’elle n’aura pas voulu reconnaître quand elle en était un furtif amalgame ? […] le mal de notre siècle serait alors un signifiant de notre ignorance voulue, serait-ce cela, le péché ? »

Je viens de parler des chimpanzés bonobos. A quel moment intervient la différence entre ces singes, dont je pense qu’ils ne le connaissent pas, le « péché » et n’ont besoin ni de dieux ni de guerres, et l’humain, qui en a besoin ? Je dirais, pensant à Totem et tabou, que c’est à l’apparition d’Œdipe. Tout être humain qui n’a pas liquidé son Œdipe adopte un dieu. Et je ne connais personne qui l’aurait liquidé. De la violence inconsciente, extrêmement culpabilisante, avec laquelle il a « tué » le rival adulte de sa petite enfance d’une part et, d’autre part, de la plus ou moins grande réussite à le ressusciter dépend la nature de ce dieu et de ce qu’il en fait. Quel que soit ce dieu, il ne peut s’agir, par la charnière œdipienne, que d’un dieu vengeur. D’où les nécessaires manifestations d’agressivité individuelle et collective.

Voilà pourquoi, dans mon travail, j’emploie depuis longtemps, et automatiquement, le mot « relitique » pour signifier une quelconque situation sociale, relitique étant la contraction de religion et politique.

En fait, le rêve préforme ce que l’on pourrait appeler la religiosité humaine, puis les impératifs locaux la transforment en une relitique donnée. Qu’une religion, par conséquent, vienne du rêve, puis qu’elle devienne la matrice de la politique semble alors évident si, de plus, on se remémore la situation agressive-sexuelle œdipienne comme lieu de soudure.

Puisque le rêve crée la relitique, il n’est pas rare, en creusant suffisamment le contenu manifeste, de découvrir cette conjonction, tantôt dans sa dominante « religieuse », tantôt dans sa dominante « politique », de sorte que le contenu latent, sur son treillis de l’organisation énergétique du vide, finit par apparaître comme un livre ouvert.

Que religion et politique soient intimement liées est, bien sûr, connu depuis toujours. Les pharaons étaient dieux en même temps que chefs d’État. Même si on ne pratique pas de religion proprement dite en Chine, Confucius, au VI siècle avant notre ère, était en même temps penseur et homme d’État. Les Romains proclamaient religio instrumentum regni, c’est-à-dire « la religion est l’instrument du pouvoir ». Péguy résumait merveilleusement ce complexe relitique en évoquant le cheminement, je cite, « de la mystique à la politique ».

Récemment, je lisais dans la Revue des Deux Mondes de mars-avril 1880 (oui, 1880) cette affirmation du nonce apostolique Roberti : « Il faut s’enfariner de théologie et se faire un fonds de politique » !

Mais je n’aimerais pas ici m’appesantir sur des considérations de haute volée en continuant de parler, par exemple, des Richelieu, Mazarin ou Talleyrand, ces princes de l’Église qui firent les grandes heures de la politique française. Ou encore de Napoléon, se faisant sacrer empereur par le pape Pie VII, ou du Président des Etats-Unis prêtant serment sur la Bible. Le monde entier ne parle-t-il pas, aujourd’hui même, du prêtre Aristide reprenant le pouvoir en Haïti ?

J’aimerais, au contraire (et peut-être trouverez-vous ce passage trop long, mais je ne peux m’en passer), j’aimerais au contraire, donc, me borner à considérer Madame et Monsieur Tout-le-Monde dans leur vie quotidienne en me servant d’un petit livre que vient de m’envoyer une amie de Montréal. Livre d’un auteur qui a fait ses études à l’académie Saint Louis de Gonzague et au collège de l’Assomption, qui a exercé la médecine à Sainte Madeleine de la Rivière-Madeleine, à l’hôpital Mont-Providence et à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu. Qui a reçu un prix de la Société Saint-Jean-Baptiste et est mort à sa résidence de Saint-Lambert.

Je me l’imagine facilement, ce médecin, prendre ses rendez-vous sur le calendrier d’une fabrique de produits pharmaceutiques reçu de la Suisse protestante, donnant comme points de repère l’Epiphanie, les Cendres, les Rameaux, Vendredi saint, Pâques, le lundi de Pâques, l’Ascension, la Pentecôte, le lundi de Pentecôte, la Fête Dieu, l’Assomption, la Toussaint, l’Immaculée Conception, Noël, la Saint- Etienne.

Je me l’imagine encore visitant Paris et prenant le métro à Saint-Augustin, Saint-Placide, Saint-Sulpice, Saint-Germain, Saint-Paul, Saint-Gervais, Saint-Michel, Saint-Denis, Saint-Sébastien, Saint-Marcel, Saint-Lazare, Saint-Georges, Saint-Ambroise, Saint-Maur, Saint-Cloud, Saint-Ouen, Saint-Mandé…

Paris, ville laïque ! Ville de Diderot et des Encyclopédistes, où soufflait et souffle encore, paraît-il, l’esprit voltairien. Paris, ville de la Révolution de Robespierre, de Marat, de Sade, de Danton et de la Déclaration des droits de l’homme…

Oui, ce passage était long, mais c’est parce qu’il me semble que l’on ne se rend pas compte, croyant ou non, que l’on passe sa journée à réciter des litanies religieuses. Et pourquoi pas ? Il faudrait être bien naïf pour penser qu’un pareil bombardement relitique laisse indifférent l’être humain au cours des générations. Au contraire, et au moins en partie, il arrive à en dépendre, sans s’en apercevoir. On le voit en longues séances dans ses restes diurnes, dans ses rêves, dans ses restes nocturnes. Sous forme d’acceptation ou de rejet, selon son terrain, mais jamais d’indifférence.

Il est intéressant de noter que les rêves de tout un chacun (les apôtres, les marxistes), s’agglomérant autour d’un rêve phare (Jésus, Marx), s’élaborent la plupart du temps en une religion, une secte, une idéologie. Bref, dans l’une ou l’autre relitique. On peut même se demander, alors que par réalisation onirique toutes les guerres passées étaient d’origine relitique latente, si la prochaine guerre mondiale ne sera pas d’origine relitique manifeste. Ne pourrait-on pas assister à une Croisade universelle, fanatisée par des milliers d’aumôniers rêveurs ?

Car c’est surtout en groupe que l’humain relitique devient facilement fou furieux (comme on le voit tous les jours à la télévision) et qu’il est le plus dangereux. Mais il ne peut pas échapper à son destin : sans la guerre et sa très minutieuse préparation, l’homme intelligent, normal, moral est perdu. Sans génocide périodique-paroxystique, l’homme relitique meurt. Et il n’y a pas d’issue, car la relitique est, par-delà Œdipe, l’écho du rêve qui nous constitue. Sa force est donc infinie et révolutions et persécutions ne peuvent rien contre elle. Comment alors s’étonner du nombre incalculable de religions, de sectes et de politiques qui ont couvert, qui couvrent et couvriront la terre ? On pourrait aller jusqu’à dire : autant de rêves, autant de relitiques, puisque chaque adepte d’une même relitique la conçoit à sa manière, quel que soit l’acharnement de l’endoctrinement et des « laissez venir à moi les petits enfants ».

C’est pourquoi le juif intelligent vit en l’année 5754, le bouddhiste intelligent vit en l’année 2524, le chrétien intelligent vit en l’année 1994, le musulman intelligent vit en l’année 1414. Et je ne connais pas de personne intelligente qui n’aurait pas compté quel âge il ou elle aura en l’année 2000, année factice, artificielle, en un mot, année 2000 qui ne viendra jamais.

Alors, qu’est-ce que l’intelligence ? Les longues séances m’apprennent à m’en méfier comme de la peste.

Par exemple juifs, bouddhistes, chrétiens, musulmans, et qu’ils soient politiquement de gauche ou de droite, font les mêmes rêves, et pour n’en citer que quelques-uns : perdre des dents, être nu dans la rue, vouloir fuir en restant cloué au sol, tomber dans un gouffre, voler comme un oiseau. Mais, refusant la fondamentale trilogie onirique-énergétique-génétique, ils ne tiennent pas compte de ce qui les concerne le plus radicalement. Avec leur intelligence, ils me rappellent les trois gamins à l’école : mon papa à moi fait les tanks les plus robustes, mon papa à moi fait les revolvers qui tirent le plus loin, mon papa à moi fait les montres qui vont le plus vite.

Il est vrai que sans relitique, élément, entre autres, de profonde cohésion sociale, l’être humain aurait disparu depuis longtemps. Il n’empêche qu’à partir de là, toute relitique étant le produit de la méconnaissance de soi, on se bat, on tue, on viole. Les millions de femmes violées dans leur corps ont moins d’importance que les milliards de femmes et d’hommes violés dans leur esprit. Et on se tue.

A ce propos, il faudra bien un jour reconnaître le lien entre les restes nocturnes, le truquage relitique qui en est fait, et le suicide. On répète que la Suisse, malgré richesse, ordre et propreté, détient le record mondial des suicides de jeunes. Ce n’est de loin pas le cas. Il est de plus en plus admis que de nombreux morts de guerre sont des suicidés, surtout chez les héros décorés pour hauts faits de guerre. Il suffit de penser à ces jeunes officiers de Saint-Cyr en 1914, attaquant l’ennemi fièrement hissés sur leur cheval, et dont le shako orné d’un casoar rouge et blanc en firent des cibles immanquables pour les Allemands. Ils tombèrent en rangs serrés. Eh oui, le rêve non seulement ne théorise pas mais encore peut-il se transformer en balle de fusil.

On voit donc que, aujourd’hui encore, l’humain relitique en général se nourrit non pas d’illusions, mais d’hallucinations. En un mot, rien dans la manière dont il vit sa vie ne correspond à la réalité.

Il pense, par exemple, que la mort existe — pourtant les Anciens savaient déjà que rien ne se crée et ne se perd — et il ignore qu’on ne peut davantage « venir au monde » que « quitter ce monde », qu’on y est, et dans l’univers, de toute éternité pour toute éternité. Le prix de cette ignorance-là est tellement faramineux qu’il n’a pas les moyens de le payer et qu’il hypothèque globalement son séjour terrestre comme on le voit dans sa vie quotidienne, dans ses rêves et dans ses cauchemars.

Combien il serait plus agréable et moins onéreux, mentalement, de penser à Proust : « Je touchais seulement l’enveloppe close d’un être qui par l’intérieur accédait à l’infini ». La tension énergétique dont venait cet être se disperse. L’enveloppe disparaît mais la lettre demeure, la mort n’étant qu’un essai sui generis qui ne change rien. Elle n’interrompt pas le rêve.

Maintenant que j’en suis arrivé là, je pourrais m’amuser à le désacraliser, ce fameux rêve, à le démythifier, le démystifier en en donnant par exemple une définition virtuelle, qui pourrait se formuler ainsi : rêve, téléprésence continue par interaction du maintenant retrouvé et du toujours modélisé, ou encore en disant qu’il n’est, en fin de compte, qu’une activité comme une autre, qu’un essai, somme toute, aussi neutre qu’un autre.

Mais ici, nous commençons à entendre Orphée jouant de sa lyre aux charmes insidieux, unificateurs dévastateurs, Orphée, superbement hypnotique, se moquant d’Œdipe par son choix à lui de damnation à son insu, Orphée se soumettant à tous les tabous sauf à celui qui le perdra, Orphée enfin, idéen-hasardeux et donc divinement humain… Ecoutez… écoutez bien ! c’est Orphée faisant rêver sa lyre…

Il est alors probablement préférable de se boucher les oreilles…

Oui, il est très préférable d’en rester là…

Notes

1 N. Deschamps, « Le sommeil-rêve comme laboratoire du texte proustien », Etudes françaises, L’infini, l’inachevé, n° 30-1, Presses de l’Université de Montréal, 1994, pp. 58-79.

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