Elaborations oniriques des dérivés de fixations utéro-infantiles

par Nicola Peluffo

Ce texte est l’intervention que le Prof. Peluffo – qui a introduit la micropsychanalyse en Italie – a faite au symposium pluridisciplinaire sur le sommeil-rêve que la Société Internationale de Micropsychanalyse a organisé à Turin en 1994. Il a été publié dans le 1er numéro de la revue Micropsychanalyse (Favre, 1997).

Première partie

Le rêve a pour fonction de satisfaire une exigence énergético-pulsionnelle de détente par le biais de désirs agressifs-sexuels refoulés pendant la phylogenèse et l’ontogenèse. Dans cette activité du rêve, les scories tensionnelles du système (le refoulé) sont consumées. Le rêveur consume de l’énergie en réactivant les traces de mouvements psychobiologiques inhibés quant à leur but et fixés dans le ça-inconscient. Le rêve est une action mentale, tout comme la pensée.

Le rêve est essai composé d’essais surdéterminés, c’est-à-dire réductibles à d’autres essais plus élémentaires, ces derniers étant à leur tour réductibles à d’autres encore plus élémentaires, et ainsi de suite.

On peut résumer le concept de rêve en disant qu’il a un contenu manifeste et de multiples contenus latents qui correspondent à autant de désirs spécifiques inconscients. Le désir qui les englobe tous correspond à l’exigence dont je viens de parler et est un essai de régulariser les phases critiques des fluctuations de la tension neutre. On ne s’occupe habituellement que du contenu latent du rêve, alors que le désir manifeste – j’entends par là l’ensemble des essais conscients exprimés dans le contenu manifeste – est tout aussi digne de considération.

Le contenu manifeste du rêve est d’une importance fondamentale. En effet, c’est la perception du contenu manifeste qui nous permet d’établir l’existence du phénomène. Il témoigne donc de l’existence d’un matériel du sommeil et du rêve et fait valoir ses droits lorsque nous sommes à l’état de veille. Cette donnée rappelle que, au cours des diverses phases du sommeil, il existe une activité de pensée appelée rêve durant laquelle le sujet accomplit des actes sans se mouvoir. Je veux dire qu’il marche, se nourrit, se bat, fait l’amour ou vit de fantastiques aventures tout en dormant.

Ce qui reste de tous ces essais agis oniriquement, de toutes ces actions est un récit, un film onirique avec un décor et des personnages, une fable onirique, mais avant tout des actions traduites par des verbes et des sentiments. Prenons un exemple (rêve n° 1): « J’ai épousé une jeune fille magnifique, noble, grande, blonde, tout en courbes. Nous sommes tous les deux vêtus de blanc ; nous nous éloignons dans un parc de style autrichien. Je rencontre un ami à qui je dis que je me suis marié. Elle fait quelques pas, elle marche vite, l’ami reste derrière. Elle marche de plus en plus vite et je la suis dans ce parc enchanté. Nous traversons un village médiéval. Elle n’est plus avec moi, elle va trop vite ; il est possible que je ne la voie plus mais je continue à la suivre. L’expérience est merveilleuse. »

La personne qui fait ce rêve est un homme âgé qui a de la peine à marcher et des difficultés d’érection, ce qui ne l’empêche pas pour autant d’apprécier les charmes féminins.

Le contenu manifeste de ce rêve n’appelle aucun commentaire et le désir manifeste est, lui aussi, simple. Cet homme de soixante-dix ans rêve de ce qu’il ne peut plus faire dans la réalité. Il élimine en rêve la tension causée par son état. Voici maintenant le rêve d’un garçon de dix ans (rêve n° 2) : « J’avais un pistolet ; je suis allé dans la chambre à coucher. Ma maman était dans la salle de bains et mon papa venait de rentrer. C’était le soir et mon papa est venu dans la chambre. J’avais mon pistolet. J’ai tiré sur mon papa. Il est mort. » Ce garçon aussi accomplit en rêve ce qu’il ne peut faire dans la réalité. Il tue son père avec un pistolet, tandis que Marc, qui a quatre ans et demi, s’y prend d’une tout autre manière (rêve n° 3) : « On a frappé à la porte, papa est allé ouvrir et le loup l’a mangé. » Marguerite, âgée de trois ans, élimine son petit frère encore plus rapidement (rêve n° 4) : « La nuit, le fantôme arrive et il jette Richard en bas de son lit ; quelquefois il l’emporte avec lui et on ne le trouve plus. »

Je pourrais apporter encore de nombreux autres exemples mais, comme ces données abondent, je me bornerai à faire la réflexion suivante : chacun construit son propre rêve avec les moyens d’expression dont il dispose, le rêve est simple quand le rêveur est enfant, toujours plus finement construit chez l’adulte.

Le sujet exprime ses exigences homéostatiques de détente en se construisant un rêve, reconnaissable à son contenu manifeste, bâti selon les modalités d’expression spécifiques du stade de son développement psychobiologique. Plus le sujet sera jeune et plus : 1) il sera difficile de distinguer le contenu manifeste d’un rêve d’un événement réel ; 2) le contenu manifeste sera proche du contenu latent.

Or il est désormais reconnu que l’embryon-fœtus a une vie protopsychique propre ; de nombreux chercheurs, dont je suis, se penchent sur cette activité onirique fœtale.

Mon hypothèse est la suivante : la construction du contenu manifeste obéit aux mêmes lois que le développement de la pensée et de ses codes d’expression figuratifs et linguistiques. 1) Une base sensori-motrice construite in utero se structure en schèmes qui se transformeront au fur et à mesure que le développement psychobiologique le permettra ; 2) in utero, contenu manifeste et contenu latent coïncident ; 3) le code expressif est le code moteur ; 4) les stades de l’expression correspondent aux stades du développement des mouvements de l’embryon-fœtus ; 5) il y a un lien étroit entre le développement du sommeil fœtal et les transformations de l’expression onirique du fœtus.

En ce qui concerne le point cinq, mon hypothèse est que certaines traces motrices de mouvements cellulaires de détente survenus au cours du sommeil sismique, fixées dans une protomémoire cellulaire, s’organisent. Une fois les synapses en fonction, et le sommeil paradoxal greffé sur le sommeil sismique (dès le septième mois), ces traces se structureront en schèmes sensori-moteurs qui, à leur tour, se traduiront (vraisemblablement après la naissance) par des expressions figuratives et linguistiques.

Je compléterai cette hypothèse de la manière suivante : des « molécules oniriques » cellulaires, traces de mouvements embryonnaires de détente, se fixent dans les schèmes sensori-moteurs fœtaux qui, à leur tour, entrent dans les schèmes sensori-moteurs du développement mental de l’enfant, d’où ils sont automatiquement retraduits en codes mentaux figuratifs et linguistiques.

Pour exprimer ce concept selon la terminologie micropsychanalytique, nous dirons que les traces quantitatives et qualitatives des expériences co-pulsionnelles, fixées dans le refoulé pré-originaire, originaire et dans le refoulé proprement dit, conservent leur noyau affectif primaire tandis que les codes qui les rendent manifestes, soit dans le rêve, soit à l’état de veille, seront élaborés en formes complexes (langages) à partir de formes sensori-motrices simples.

Le maintien, par leur fixation au cours du stade initiatique, des schèmes sensori-moteurs oniriques du fœtus et de leurs variations parfois traumatiques fait qu’ils s’insèrent dans la composante de l’expression motrice que contient le langage. C’est pourquoi la transformation des schèmes sensori-moteurs en codes expressifs linguistiques est possible. Par exemple, les rêves dans lesquels est vécu le rapport aux objets topographiques de la vie quotidienne (se lever du lit, aller et venir dans la chambre, aller de la maison à l’église, du pré au cimetière…) sont la transformation figurative et linguistique de traces sensori-motrices intra-utérines élaborées en schèmes topologiques chargés d’affect et pouvant s’appliquer à des situations de l’état de veille (ne pas monter dans un ascenseur) ou de la vie onirique (rêver de ramper dans un boyau).

Cela revient à dire que, selon la profondeur et l’intensité de la fixation, le même rêve peut être exprimé dans des contenus manifestes différents. Par exemple, une tachycardie paroxystique ou une fibrillation auriculaire sine materia sont, dans cette optique, l’équivalent moteur d’un rêve de fuite à fixation intra-utérine. Je veux dire par là que la crise fibrillaire est le contenu manifeste d’un essai de fuir qui pourra également être exprimé par un récit onirique au cours duquel le protagoniste s’enfuit. Un rêve d’angoisse qui fait battre le cœur est un mouvement paroxystique en quête d’une solution pour éliminer un déséquilibre tensionnel trop intense.

La détente (abaissement de la tension), qui est probablement l’essai qui permet d’échapper à la mort, peut être atteinte par une modalité organique qui est en même temps l’expression psychique du moment où le noyau de fixation phylogénétique s’est renouvelé et fixé à nouveau, ontogénétiquement cette fois, dans l’utérus. La détente peut également se traduire par un code figuratif et linguistique plus récent et se constituer en contenu manifeste d’un rêve.
En voici un exemple. Il s’agit d’un homme âgé ayant trouvé une solution médicamenteuse à la fibrillation auriculaire persistante dont il a souffert pendant des années (rêve n° 5) : « Cette nuit, j’ai fait un de ces rêves qui, d’habitude, précèdent la sortie du rythme sinusal et la crise fibrillaire : Je me trouve avec une de mes amies dans un tunnel, formé par la végétation d’une forêt tropicale. Nous sommes poursuivis par des Indios qui tirent sur nous de petites flèches pointues faites d’épines [l’épine irritative]. Ces fléchettes qui m’atteignent aux cuisses et aux fesses me font comprendre qu’ils auraient pu me tuer s’ils l’avaient voulu. Finalement j’arrive dans une clairière : je suis sauvé. Quelque chose me gêne dans la bouche : j’en extrais patiemment une longue arête flexible de poisson. Je tire tout doucement ; elle vient presque entièrement mais vers la fin reste accrochée, je ne parviens plus à la sortir. Je me résigne presque à la laisser comme ça et à la casser. Un petit morceau me reste dans la gorge. Puis j’ai l’idée que si je fais tourner mon corps de quarante-cinq degrés, je parviendrais peut-être à l’extraire sans la casser. J’essaie et l’arête, une espèce de poisson fossilisé, sort entièrement de la tête à la queue. Propre et nette. J’éprouve un soulagement immense. Quelque chose de terriblement ennuyeux qui s’était fixé à l’intérieur de moi en est sorti. Eliminé ! »

La fuite de l’épine irritative est donc exprimée ici par un code imagé et verbal qui vient en lieu et place de la crise de fibrillation. Le même homme, environ un an plus tard, apportera le matériel suivant en séance : « Hier soir, on m’avait invité à dîner. A un certain moment, je me suis retrouvé seul avec quatre femmes. L’ambiance était chaude. Elles avaient une conversation animée ; moi, je n’écoutais pas, je ne sentais que l’ambiance. Une ennuyeuse atmosphère utérine s’était créée. Je n’attendais que l’heure de m’en aller, je n’y parvenais pas. Cette nuit-là j’ai rêvé ceci (rêve n° 6) : « Un garçon va à la pêche. Je luis dis : Mais tu ne vas pas travailler ? Il me répond : C’est la pleine lune, c’est ma vie, c’est la nuit noire, je ne peux pas y renoncer. Je voudrais aussi aller à la pêche mais mon hameçon est abîmé. Je suis dans une maison où il y a beaucoup de femmes. Il y a aussi des vitrines transparentes. Dans chacune d’elles il y a une femme morte. L’une d’entre elles ouvre les yeux, me tend la main et, soudain, m’implore d’un regard persuasif ; je lui prends la main. Elle sort d’un bond : c’est un vampire et elle essaie de me mordre. Les autres échappent au rêve. Elle continue à lutter avec moi et à vouloir me mordre. Je me dis sans relâche : Réveille-toi, réveille-toi, mais réveille-toi…, comme un refrain. Si je ne me réveille pas, elle me mordra. Je lutte de toutes mes forces mais je n’y parviens pas. Enfin, je me réveille, mais je sens que le rêve fait tout pour me reprendre et poursuivre le combat. Je me lave le visage ; je suis complètement réveillé. Je fibrille. Cela faisait un an que je n’avais plus eu de crise, heureusement, celle-ci n’a duré que quelques heures. »
Vicissitude de lutte intense avec fixation intra-utérine ou, comme le dit Silvio Fanti, à fixation initiatique.

Deuxième partie

Le stade initiatique est le premier stade du développement agressif-sexuel. Ce stade du développement fœtal a été introduit par S. Fanti pour compléter les trois stades de Freud. Au cours du stade initiatique qui les préfigure tous, le fœtus, confronté au milieu utérin et à ses résonances agressives-sexuelles, établit ses premières connections co-pulsionnelles et ses structurations psychobiologiques.

Fanti écrit que durant le sommeil sismique le fœtus façonne son ça au travers duquel il commence à lancer les premiers pseudopodes de son moi et de son surmoi. L’appareil psychique connaît ainsi une préformation dans l’utérus qui marquera de son empreinte tout son développement ultérieur. Le refoulé phylogénétique est remodelé dans l’utérus par des essais qui se confrontent à l’héritage psychobiologique des lignées ancestrales, paternelle et maternelle, et qui tendent à constituer un amalgame original et relativement stable dont dépendra le destin psychobiologique de l’individu. En outre, certains essais qui ne sont pas directement ataviques pourront s’introduire au hasard dans cet amalgame et décideront de l’originalité de l’individu par rapport à ses aïeuls directs. Ce que je viens de définir comme une confrontation peut, en fait, être considéré comme une véritable lutte qui a souvent le caractère d’une guerre, la guerre intra-utérine. Au point de vue psychobiologique, versant biologique, la déclaration de guerre survient au moment où le système immunitaire de la mère se déchaîne contre l’envahisseur que constitue l’apport génétique du père.

Des centaines de millions de spermatozoïdes, porteurs de la charge génétique paternelle, meurent avant d’atteindre l’ovule. Celui qui y parvient décharge son matériel génétique et, dès cet instant, le produit qui en résulte et qui sera ensuite l’embryon-fœtus vivra dans un constant état de guerre. A mon avis, ce fait provoque chez l’embryon-fœtus les conditions d’un état continuellement précaire, une perturbation constante du principe d’inertie qui, lorsque le développement psychobiologique le permettra, sera perçue comme un vécu psychique de fin imminente. Il n’est pas difficile de repérer ce vécu dans des rêves d’enfants ou d’adultes, ce vécu se greffant sur l’exigence, entre autres, du retour à l’indifférencié propre à la pulsion de mort.

De nombreux rêves d’angoisse et cauchemars sont porteurs d’un sentiment de fin imminente et vécus comme l’arrêt de la respiration ou son pendant : être aspiré dans un trou sans fin ! On peut en trouver d’autres illustrations, par exemple dans l’élaboration cinématographique des films de science-fiction où les astronautes sont aspirés dans des « trous noirs », zones de distorsion de l’espace-temps dans lesquelles se produisent les phénomènes les plus invraisemblables, comme de se retrouver dans sa chambre au moment de sa propre naissance (cf. le film de S. Kubrik, 2001 : l’Odyssée de l’espace). Un fantasme onirique que l’on rencontre également dans les rêves des mourants et des individus qui sont sortis d’un coma profond, et qui racontent qu’après avoir traversé un tunnel ils sont arrivés vers la lumière. On trouve dans de nombreux rêves et élaborations associatives le vécu de l’étranger, du monstre qui envahit. Ce thème est presque constant dans les rêves de femmes enceintes. La grossesse amène en effet à revivre des expériences réelles et fantasmatiques du stade initiatique. L’embryon-fœtus a, en fait, et de manière constante, expérimenté le vécu de l’étranger, de l’envahisseur ou, d’une certaine manière, de l’émigrant persécuté.

Comme je l’ai déjà dit, les rêves des enfants foisonnent de monstres, de fantômes, d’extraterrestres, en somme d’entités étrangères qui apparaissent dans la vie psychique du rêveur dans le but de mettre sa vie en danger, ou celle des êtres qui lui sont chers, en particulier celle de leur mère. Le fantasme de l’étranger, je pourrais même dire le concept d’étrangeté, est somme toute bien ancré dans le psychisme humain et a comme fantasme spéculaire (le désir inconscient, préconscient et conscient) d’être un clone, traduction, en termes psychobiologiques, du conflit entre le vide (indifférencié) et son organisation énergétique (différenciée).

Ceci concerne aussi l’organisation cellulaire. La différenciation est progressive et relative. Le même phénomène entre en jeu dans la formation de la pensée et son expression figurative et verbale. Il en va probablement de même pour le rêve. Si nous voulons bien mettre notre imagination à contribution afin d’émettre l’hypothèse d’un code d’expression onirique fœtal représentant les traces sensori-motrices, sans doute est-il possible d’envisager la ressemblance de cette donnée avec ce qu’il advient de l’expressivité graphique chez l’enfant. Le gribouillage de l’enfant, avant de se différencier, peut indifféremment représenter la multiplicité des objets de son monde affectif, perceptif et sensible.

Je pense que l’expression onirique du fœtus, au moins vers la fin de sa formation, est comparable à ce qui s’exprime dans le dessin du petit enfant : la perception onirique du fœtus enregistre les fluctuations de la tension neutre sous forme de pointillés en mouvement, formes qui deviennent ensuite linéaires et s’expriment dans des courbes semblables à celles de Peano ou de Mandelbrot (les fractales). Cette hypothèse recevrait une première confirmation dans le fait que, les enfants aussi bien que les adultes parlent souvent, en micropsychanalyse, de rêves récurrents dans lesquels ne s’expriment, selon des modes divers, que des variations de tension de type clair-obscur, bruit-silence, chaud-froid. Ces perceptions sont accompagnées de signaux géométriques ; des rêves, donc, qui se manifestent sous forme d’ondes, de points, de losanges, de cubes, de bobines, de pelotes ou qui utilisent d’autres formes géométriques, toutes décrites en mouvement et selon des critères topologiques : dessus-dessous, dedans-dehors, etc. Parfois, ce sont des figures en mouvement qui s’éloignent, se rapprochent et culbutent le rêveur. Elles ne se présentent pas sous le mode anthropomorphique ou zoomorphique typiques du cauchemar, tout en conservant l’intensité envahissante de l’affect et les réactions biologiques concomitantes.

J’illustre mon propos avec le rêve, apporté en séance, d’un homme de soixante ans ; il s’agit d’un rêve récurrent qu’il fait depuis son enfance et qui a disparu au cours de son analyse (rêve n° 7) : « Il s’agit d’un noyau en forme de spirale qui arrive à ma rencontre. Il grandit progressivement. Le départ de cette spirale m’angoisse comme lors de l’un de mes cauchemars. C’est une chose qui grandit et tu perds tout : le temps et la conscience de toi-même. C’est le contraire du mouvement de la bobine. Celui de la bobine (une variante de la spirale) est un mécanisme d’implosion : tu as la sensation de tomber dans un trou noir et tu te laisses flotter sans poids, sans direction. Tout se meut de manière automatique, tu es une feuille emportée par le vent. C’est l’absence totale de sentiment, mais cela ne dure pas, la colère te renoue à la vie. »
Quelle magnifique description du contrecoup idéen, donc agressif, qui met fin au voyage dans le vent de la pulsion de mort en direction de la vacuité de l’indifférencié !

Troisième partie

Je chercherai maintenant à illustrer par d’autres exemples ce que je viens d’exposer, soit la transformation des traces sensori-motrices en expressions oniriques, figuratives et verbales.

Je demande à une petite fille de quatre ans si elle rêve. Elle me répond que oui (rêve n° 8) : « Il y avait des sorcières qui voulaient me manger ; elles voulaient me faire bouillir dans le chaudron. » Je lui demande ensuite : « Et lorsque tu étais encore plus petite, est-ce que tu rêvais ? » « Non, avant je vomissais. » Elle associe immédiatement le matériel de son rêve au vomissement. Quelle belle interprétation du rêve en tant que projection et de sa fonction psychobiologique de rejet ! Dans l’interprétation de cette enfant, le rêve s’est substitué au vomissement. Le conflit oral résolu par le vomissement a été psychisé puis résolu par le rêve.

Au point de vue initiatique-œdipien-oral, on trouve d’emblée le renvoi au danger de destruction encouru dans la marmite-ventre maternel. L’affect d’une trace sensori-motrice d’expulsion, qui indique évidemment l’existence d’un moment hautement conflictuel dans la dyade fœto-maternelle, se fixe dans le protopsychisme du fœtus et lorsque, après la naissance, le conflit est réactivé, il peut s’exprimer par un réflexe somatique de défense ou être élaboré dans un rêve où une situation de danger de mort est représentée.

Voici un autre exemple tiré du matériel d’une jeune femme en micropsychanalyse (rêve n° 9) : « Depuis toute petite, je rêve d’une onde. J’y pensais le jour et cela me faisait très peur. C’était une pulsation, quelque chose à l’intérieur de moi, comme le battement de mon cœur. C’est la même sensation que je ressens sur le pubis quand je suis sexuellement excitée. » Elle reste un instant silencieuse et ajoute : « Mon rêve récurrent était de me sentir à califourchon sur le tronc d’un arbre. Je sentais comme un tourbillon qui m’absorbait, me tirait et me faisait une peur immense. Aujourd’hui encore, je crains les fissures qui s’ouvrent et qui m’engouffrent. » Nous avons là une belle manifestation de ce qu’on définit en micropsychanalyse comme l’angoisse du vide ; angoisse qui exprime le désir de retourner à l’indifférencié du vide, qui, comme je l’ai indiqué plus haut, se sert de la pulsion de mort et se manifeste fréquemment par le désir de retourner dans le ventre maternel.

Je terminerai cette série d’observations et réflexions par deux exemples de ce genre de vécus angoissants de chute ou, plus exactement, d’aspiration sphinctérienne.

Chez les sujets partiellement ou totalement impuissants, on constate souvent qu’ils présentent des fantasmes oniriques ou des élaborations associatives dans lesquels s’exprime clairement le désir-angoisse de retourner dans l’utérus en étant aspiré par la vulve. Il s’agit de productions angoissantes qui, dans l’économie de la dynamique déplaisir-plaisir (tension-abaissement de la tension), satisfont des désirs inconscients de retour à l’indifférencié partiel de la symbiose utérine.

L’inhibition partielle ou totale de la capacité à coïter, c’est-à-dire l’érection insuffisante ou l’absence d’érection, est une défense destinée à sauver sa propre intégrité en tant qu’ensemble structuré d’essais. Le renoncement à une fonction vitale pour l’espèce, mais non pour l’individu, lui sauve fantasmatiquement la vie. Un peu comme le lézard qui sacrifie sa queue pour pouvoir s’échapper et se sauver. A mon avis, nous avons ici la manifestation d’un proto-Œdipe utérin qui oblige l’entité psychobiologique en train de se former à louvoyer dans la guerre utérine qui se déroule sur le champ de bataille de la synapse fœto-maternelle entre les matrices psychobiologiques héréditaires, paternelle et maternelle. Le fœtus tente donc une fuite impossible dont la trace va se retrouver dans l’inhibition de la fonction reproductive. Le symptôme, l’impuissance, causera certes bien des souffrances, mais évitera à l’adulte de devoir revivre en procréant (par projection-identification) le vécu fœtal de mort.

On trouve également des fantasmes semblables chez des sujets ne présentant pas d’inhibition de la capacité coïtale et reproductive. Je vous en soumets deux exemples ; le premier est tiré de l’observation d’un garçon de cinq ans, l’autre du matériel d’un homme d’environ trente-cinq ans en micropsychanalyse :

Le garçon se pose les problèmes fondamentaux de la vie. La vie, le sexe, la reproduction, la mort. Les vivants ont de l’air dans le ventre, les morts n’ont pas d’air dans le ventre et sont dans le trou. Les enfants naissent de la maison et les chiots du ventre de leur mère. Une théorie que le bambin étendra ensuite aux humains. Il a à tel point pris acte de l’existence du pénis qu’il a proposé un échange à son père. Il voulait que son père lui donne le sien, qui était plus gros. Quand son père lui demanda : « Mais comment vais-je alors faire pipi ? » l’enfant lui répondit très vite : « Tu le fais avec le trou, comme les filles. » Ainsi s’étaient créés des liens associatifs solides entre la mort et le trou, entre le trou et les femmes, et entre les femmes et la naissance des enfants. En outre, l’association entre vie et respiration s’était établie d’une manière que je dirais permanente. Celui qui a de l’air dans le ventre, où se trouvent aussi les enfants, est vivant ; celui qui n’en a pas est mort et est dans le trou. Le trou d’où sort aussi l’urine. Il avait dit précédemment que les poissons naissent du fleuve. C’est ainsi que, dans une théorie urétrale-phallique de la naissance, se trouvent rassemblés les éléments que les philosophes grecs anciens mettaient à la source de la vie : l’air et l’eau.

Voici maintenant l’observation : la machine à laver est en marche, la phase du changement de l’eau commence ; une masse d’eau se déverse dans l’évier où se trouve une grande marmite dans laquelle est une cuiller. L’enfant, très agité, se met à hurler et montre la marmite. La mère sort la marmite de l’évier et lui demande pourquoi il a eu si peur et s’est mis à hurler. L’enfant répond : « J’avais peur que cela descende là dans le trou [l’écoulement de l’évier]. » La mère lui explique qu’un grand objet ne peut pas passer par un trou aussi petit. L’enfant semble avoir compris. La scène se répète peu après et la réaction de l’enfant est la même, y compris son explication : « J’avais peur que cela descende là, dans le trou. » En y songeant bien, au fond, l’enfant en train de naître est un grand objet qui passe par un petit trou. Il est évident que l’expérience sensori-motrice d’un tel passage soutient plus valablement l’explication du phénomène par l’enfant que toute autre expérience ultérieure, l’explication de la mère comprise. L’explication de cet enfant pourrait aussi être le contenu manifeste d’un rêve où s’exprime le désir-angoisse de retour dans l’utérus par aspiration du trou.

L’homme dont je parle maintenant a une expérience analytique antérieure. Sa tendance à produire de libres associations le fait entrer dans une espèce d’idéation ultrarapide qui, par le passé, l’aurait poussé au délire. Il est évident qu’un mécanisme compulsif de mise sous tension progressive est à l’œuvre chez lui. Ce mécanisme se résout souvent par un mouvement réel, par de l’agitation psychomotrice et des fuites ; d’autres fois, par une idéation très rapide et une verbalisation délirante. Ses rêves sont, métaphoriquement, des gribouillis. Confus, ils comprennent des ensembles de voitures qui manœuvrent, qui se heurtent vraiment ou s’évitent de justesse. Une situation qui me fait penser aux mouvements saccadés du fœtus et à sa motilité vermiculaire. La seule chose que je puisse faire pendant les trois heures de séance est de me poser comme une masse, je veux dire, par des interventions opportunes, de faire en sorte que le débit associatif se ralentisse. Le succès vient, confirmé par le rêve suivant (rêve n° 10) : « J’allais à la pêche et j’avais embrouillé les fils, je me suis armé de patience et j’ai défait les nœuds. J’ai démêlé les fils. »

Durant la séance, j’écris un commentaire : « Le rêve se fait en nous selon une forme faite d’essais contraires ; ainsi, j’exprime le conflit. Aller à la pêche, embrouiller le fil et le démêler. Répéter l’opération de manière obsessionnelle. Aller en séance et emmêler les associations pour les démêler ensuite. Et encore répéter, en un essai obsessionnel de composer avec le conflit, tout en restant ainsi dans le dilemme éternel : l’obsession ou le délire. L’obsession, tourbillon de la compulsion à la répétition, endigue le délire. D’autre part, l’augmentation de la rapidité du tourbillon, c’est-à-dire le délire, est l’unique moyen pour échapper à l’obsession qui fait énormément souffrir. Devenir fou afin de souffrir moins. » J’avais à peine terminé d’écrire cette phrase que l’analysé dit : « Je vis à l’intérieur de mon conflit qui s’est substitué au corps de ma mère. J’ai remplacé le corps de ma mère par un conflit : ce dernier me protège du vide. J’ai peur du vide, j’ai peur de mourir. Le vide et ma mère se confondent dans mon esprit. Mon vide est une lézarde qui se remplit de cauchemars. Une lézarde, un gouffre affectif. L’obsession est une présence.

J’ai fait tant de choses au cours de ma vie. J’ai essayé de m’échapper dans mes voyages incohérents, y compris mes trips chimiques avec le LSD. De courir dans mes fuites délirantes. » Il demeure quelques instants silencieux puis ajoute d’une voix calme : « Je suis un maçon : j’ai passé ma vie à boucher des trous. » Un long silence suit, un silence calme, neutre.

Puis d’une voix lointaine il m’assure : « Mon désir est de redevenir une particule indifférenciée de l’univers ; de renverser le processus qui m’a fait.

Mon rêve est d’être une cellule du corps de ma mère. »

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